interview
Il y a 400 ans, en 1609, ont eu lieu des événements tragiques dont le théâtre fut l'Espagne, alors entièrement reconquise par les armées chrétiennes depuis plus de 100 ans, puisque la chute de Grenade, dernier bastion de l'Andalousie, remonte à 1492. Ces événements tragiques sont l'expulsion des morisques.
Cette année 2009 a vu l'organisation de diverses manifestations dont le but est de garder le souvenir de cet épisode douloureux, y compris et en particulier en Espagne.
C'est sans doute dans ce cadre particulier que s'inscrit le projet de la maison d'édition espagnole CantArabia de présenter aux lecteurs hispanophones une traduction d'un texte écrit il y a quelques années par notre écrivain Abdelwahad Braham et dont le récit se rapporte précisément à ces événements. Dans ce cadre aussi que l'auteur a été invité à une cérémonie de signature de la traduction: c'était le 5 novembre dernier.
Abdelwahad Braham, qui est aussi éditeur-il a été secrétaire général et président de l'Union des éditeurs tunisiens entre 1985 et 1990 - s'est fait connaître en particulier, outre le livre qui vient d'être traduit, par les titres suivants : Hobb ez'zamanou-l-majnoun (L'amour du temps fou), publié aux éditions L'or du temps en 2001 (Prix Comar), Qobbet Akhir ez'zaman (La coupole de la fin des temps), aux éditions de La Médina, 2003 et Bahro'n hédi', sama' zarka', (Mer calme, ciel bleu), L'or du temps, 2008. Il revient pour nous sur ce voyage, dont la route est en sens inverse de celui de son héros Ahmed Al-Hajari.
Vous avez écrit un livre intitulé Taghribat Ahmed el-Hajri (L'exode de Ahmed El-Hajri), qui a été publié en 2004 et qui porte sur l'épisode de l'expulsion des morisques au début du XVIIe siècle. Récemment, ce texte a été traduit en espagnol et, à cette occasion, vous avez été invité en Espagne. Quel sens revêt pour vous cet événement ?
Cette traduction en espagnol représente pour moi une faveur. Ce livre est destiné aux lecteurs arabes, mais en même temps aux lecteurs espagnols, qui ont l'occasion d'apprendre ce qu'ils ont fait à leur «moriscos»: comment ils les ont chassés. Car ce n'est pas un exode! Et qu'ils méditent sur cette «amputation» qu'ils ont subie, comme l'a dit le Dr Montabes, qui a présenté le livre le jour où je suis venu. Montabes, c'est le grand monsieur de l'orientalisme espagnol. Il a situé le livre dans l'époque, a rappelé que le personnage méritait d'être étudié et a dit que mon roman, tout en donnant une dimension romanesque au personnage, a gardé tout à fait l'aspect général de la tragédie que les morisques ont vécue au XVIIe siècle.
Le récit se situe donc à l'époque de ce début du XVIIe siècle. En même temps, il y a chez vous, n'est-ce pas, l'idée que le récit renvoie à un problème plus général, celui de la situation des minorités. Diriez-vous que le contexte historique est un prétexte?
Je parle ici, surtout, de la tolérance, de l'acceptation de l'autre, du pouvoir de vivre-ensemble, de l'amitié entre les personnes et de la question des minorités, qui ont une double identité. Les morisques étaient musulmans mais ils se considéraient comme espagnols. N'oubliez pas que ces personnes étaient le résultat de huit siècles de colonisation par plusieurs peuples: goths, vandales, berbères, arabes. C'était huit siècles de coexistence, de mariages, de «mixages» Comment peut-on avoir le sang d'un pur Arabe ou d'un pur Berbère? D'autant plus qu'ils avaient oublié la langue arabe à partir de la chute de Cordoue, puis la chute de Grenade Les choses se passent plus de cent ans après la chute de Grenade. Ces gens-là gardaient leur croyance, de façon cachée, mais ils étaient comme les autres espagnols, ils allaient même à l'église C'est secrètement qu'ils jeûnaient pendant le mois de Ramadan, qu'ils pratiquaient la circoncision, que les femmes mettaient le henné, qu'ils aimaient bien prendre des bains Car tout ça était interdit, comme il était interdit d'avoir sur soi un texte écrit en arabe. Or tout cela était mal vécu par tous ces gens, qui se considéraient comme espagnols et qui se réclamaient d'une liberté de croyance et de coutume, d'une liberté de vivre comme ils voulaient.
C'est en regardant autour de moi que je me suis rendu compte que la question était toujours posée. Regardez ce qui s'est passé à Srebrenica, au Kosovo On le voit encore au Kurdistan, en Palestine Les uns n'acceptent pas les autres à cause de leur croyance, de leur couleur de peau, de leur mode de vie. Comme la question est toujours vivace, toujours d'actualité, j'ai pensé prendre cet exemple qui est quand même extrême. J'ai trouvé que c'était les commencements de la politique de l'apartheid, ou pire, de la naissance d'une nation qui s'appuie sur la purification ethnique Car même en Afrique du Sud, ils n'ont pas cherché à pousser les Noirs à la mer: on les a maltraités, on les a privés de pas mal de choses, mais on n'a pas cherché à les rejeter au-delà des frontières.
Permettez-moi de revenir un peu en arrière. Vous avez dit en réponse à la première question que le Dr Montabes a attiré l'attention sur l'importance qu'il y a pour les Espagnols de connaître cette partie de leur histoire ainsi que la signification de ce qui a été fait par leur nation dans le passé Quel a été l'écho reçu par cet appel ?
Le jour de la signature, la salle était pleine. Le mot prononcé par le Dr Montabes a été très applaudi, et le mot que j'ai prononcé aussi, en espagnol - on m'avait traduit mon texte - a également été très bien accepté et très applaudi. A côté de cela, et dans toute l'Espagne, il y a A partir du 6 novembre, il y a eu un colloque à Valencia en mémoire de l'expulsion des Morisques. Ce colloque a été préparé et dirigé par l'Université d'Alicante, en collaboration avec l'Université de Rabat. Pas mal de chercheurs y ont participé. Il y avait le Dr Temimi de Tunisie. Mais, durant toute l'année, la «Case arabe» (La Maison arabe) à Madrid, a édité 33 titres qui relatent cette histoire et a produit quatre films: trois courts métrages et un long métrage. D'ailleurs, on m'a dit que ces films seraient présentés ici à l'occasion de la visite que Son Excellence le Roi d'Espagne doit faire à Tunis. Donc, les Espagnols se rendent compte de ce qui s'est passé. Il y a une prise de conscience. D'ailleurs, le mot que le Dr Montabes a utilisé est un mot plein de sens : l'Espagne, a-t-il dit, s'est amputée d'un de ses membres. C'est un mot très fort. L'Espagne a été mutilée en perdant un groupe qui représentait presque 8 % de la population: c'était tous des ingénieurs, des architectes, des maîtres d'oeuvres, des agronomes, des médecins Après leur départ, il y a eu une décadence en Espagne. D'ailleurs, une chose extraordinaire qui a eu lieu pendant l'expulsion, c'est qu'on a interdit à certaines personnes de partir. C'est la cas surtout des ingénieurs en hydraulique, mais aussi en bâtiment, qui ont laissé des traces dans l'architecture «mudéjare», qui est un mélange de l'art gothique et de l'art arabe et qui n'existe qu'en Espagne et en Amérique latine.
La commémoration de l'expulsion des Morisques fait donc référence à un événement douloureux et, pourtant, on en fait le sujet d'un rapprochement, en l'occurrence entre l'Espagne et les pays du Maghreb. Et, l'exemple de votre livre en témoigne, la littérature participe de ce phénomène
Il existe beaucoup d'autres livres qui vont dans ce sens, surtout des livres plus savants. Mon livre, c'est de la fiction, même s'il se base sur des événements véridiques. Et tout cela dans le but de dégager ce qui reste de cette histoire comme amertume, comme plaies dans le coeur des Arabes, et de les extérioriser Les Espagnols se sentent quand même un peu responsables, ont un peu honte de cette histoire-là et veulent remédier. Il y a une idée générale D'ailleurs j'ai bien apprécié le mot prononcé par un professeur de l'Université d'Alicante, qui a dit: «Nous organisons ce colloque, et ce n'est pas pour fêter ou commémorer, mais pour se souvenir de ce malheur dont on a été responsable». Il y a donc vraiment un éveil et une libération d'une faute commise dans l'histoire, à laquelle ils n'ont pas été mêlés. Pour eux, le règne de Philippe III, au cours duquel a eu lieu l'expulsion des Morisques, est considéré par eux comme l'un des règnes les plus sombres, où de graves fautes ont été commises Philippe III subissait l'influence de l'Eglise et a pris des mesures qui, sur le plan économique, étaient néfastes. Il a pris la partie de la population qui était la plus compétente et lui a demandé de s'en aller ! Cette décision était mauvaise sur le plan économique, mais aussi sur le plan juridique, car il y avait des accords : les accords de Cordoue, qui ont été annulés les uns après les autres.
Est-ce que vous pensez que la littérature peut, d'une façon plus générale, jouer un rôle de réparation des blessures et de rapprochement des peuples, en dehors donc de cet exemple particulier ?
Bien sûr qu'elle a un rôle à jouer. Elle permet de préparer psychologiquement les populations, mais aussi les décideurs. Bien sûr, elle ne remplace pas les efforts économiques et politiques, mais elle prépare le terrain, parce qu'elle parle aux âmes, aux consciences, à la raison. Et, pour cela, elle peut participer à créer les conditions d'une amélioration des relations humaines. On parle aujourd'hui d'un monde où les communications sont de plus en plus rapides, d'un monde qui devient un village. Or comment vivre dans un tel village si on n'est pas préparés, si on ne se considère pas comme des citoyens à part égale au sein de ce monde ? Le héros de mon livre termine l'histoire avec cette phrase - il est à bord d'un navire sur la mer Méditerranée : «Moi, Abou'l Kacem Ahmed Ibn Mohamed Ibn Kacem al-bikharano, al-gharnati, al-marrakchi, at-tuniçi, dans quelle terre vis-je donc, à quelle patrie est-ce que j'appartiens : il ne me reste plus qu'à faire du monde ma patrie». C'est là la solution ! Si on considère qu'on est tous des concitoyens du monde, même par le sentiment, si on arrive à se dire qu'on est frère et concitoyen du Sénégalais, du Vietnamien, de l'Espagnol, du Russe ou autre, alors on commence à faire une relation de paix et à se comprendre.
Est-ce que le livre qui vient d'être traduit a une place à part dans votre oeuvre ou est-ce qu'il n'existe pas d'autres textes qui, eux aussi, en raison des thèmes qui les traversent, pourraient connaître aussi un destin en dehors de la langue arabe ?
Il y a une autre expérience, qui n'a pas abouti dans un premier temps, mais qui est en train de connaître une issue favorable. J'ai un roman plus ancien que celui qui a été traduit et qui s'appelle : Hobb ez'zaman el-mejnoun (L'amour du temps fou). Il se situe à Bizerte entre les deux grandes guerres. Il y avait une forte présence de Français, mais il y avait aussi des Maltais, des Espagnols, des Grecs, des Russes. Ils étaient tous très en contact avec la population qui, au début, était très hésitante mais qui, dans la suite, et par la force des choses, s'est trouvée obligée de fraterniser, de travailler avec ces gens. Mais, dans le même temps, il y a eu des affrontements, des conflits. Il y avait ceux qui appelaient à l'authenticité et qui invitaient à rester à l'écart de tous ces étrangers, et d'autres jeunes, qui acceptaient de s'engager dans l'armée française, qui travaillaient à l'arsenal de Menzel-Bourguiba, qui aimaient aller au dancing avec les Français, qui embrassaient la vie à la française ou à l'européenne Il y avait donc deux clans. Le livre raconte l'histoire de deux frères, l'un qui est pour, l'autre qui est contre. La moitié du roman est racontée par l'un et la seconde par l'autre : chacun développe son point de vue.
Ce roman a plu à un grand responsable français qui est natif de Bizerte et qui avait lu le résumé. Il a promis de la faire traduire et de l'éditer en France Mais cela n'a pas abouti. Les choses ont traîné. Pourtant, le livre peut intéresser, car il y a, à la fin, un point d'interrogation: lequel des deux frères avait raison ? Il faut voir si c'est une question à méditer. Cela peut intéresser les Français comme cela peut intéresser les Tunisiens et, plus généralement les Maghrébins.
Mais, cette année, le roman a été pris en charge par le Centre national de traduction et il devrait être traduit en anglais Je ne sais pas pourquoi on a choisi l'anglais, mais cela me plaît toujours de voir mes oeuvres traverser les frontières et interpeller l'autre
Source: La Presse
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