Nizar Sayari et Hichem Rejeb
Testour et son héritage morisque
Introduction
La défaite du dernier roi nasride Boabdil et sa capitulation le 2 janvier 1492 signèrent la chute de la dernière forteresse musulmane d’Espagne, Grenade. L’entrée triomphale de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille dans la ville de Grenade paracheva la conquête féodale, dite la Reconquête (Reconquista) par les contemporains chrétiens comme par une grande partie de l’historiographie espagnole, entraînant ainsi la fin du pouvoir musulman et constituant un tournant décisif dans l’histoire des musulmans en Espagne. Cependant, une forte minorité musulmane continua à vivre en Espagne sous le pouvoir des Rois Catholiques. Désormais, dans toute l’Espagne, les musulmans étaient soumis. Dans un premier temps, les Rois Catholiques (Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon) semblèrent respecter les Capitulations de Santa Fe, qui stipulaient les conditions de la reddition de Grenade, en reconnaissant aux vaincus le privilège de conserver leur religion, leurs coutumes et certains droits politiques. Pourtant, dès 1499, une campagne de conversion forcée provoqua une première insurrection à Grenade.
Ce soulèvement des mudéjares de Grenade eut comme conséquence le durcissement de l’attitude des autorités politiques et religieuses espagnoles. À partir de l’an 1502, les mudéjares de Castille furent contraints de choisir entre la conversion ou l’exil : presque tous se convertirent. C’est à partir de cette date que l’ont peut parler de morisques d’Espagne (soit les musulmans convertis au christianisme, puis par la suite leurs descendants).
L’attachement de la communauté morisque à son identité, la résistance généralement passive et clandestine au projet de christianisation mené pourtant avec rigueur par l’Église et son appareil répressif, l’Inquisition, la grande révolte des Alpujarras de 1568-1570, ont convaincu l’État espagnol de la nécessité d’expulser cette importante minorité qui représentait, selon eux, une menace pour l’unité des royaumes d’Espagne. C’est Philippe III (1598-1621) qui, sous l’influence du clergé et après consultation de l’assemblée des prélats espagnols, décida de l’expulsion définitive des morisques de toute l’Espagne : le premier décret dans ce sens est annoncé le 22 septembre 1609.
Ainsi, à partir de la fin de l’année 1609, des édits décrétèrent successivement l’expulsion des morisques de Valence, d’Andalousie, de Murcie, d’Aragon, de Catalogne, de Castille, de la Manche et d’Estrémadure. Au cours de cette année et durant les années qui suivent, des centaines de milliers de morisques quittèrent les ports d’Espagne en direction d’autres ports de la Méditerranée. Ils abandonnèrent alors leur pays, où leurs ancêtres s’étaient établis depuis des siècles, et de ce moment naîtront les nostalgies et les sensibilités familiales d’un temps révolu et d’un mythe éternel.
L’essentiel de ce transfert humain s’accomplit vers le Maghreb. Selon al-Makkarî1, qui du temps de cette migration séjournait à Fès, la Tunisie fut le pays qui accueillit le plus grand nombre de morisques.
Morisques en Tunisie
Avec l’expulsion de 1609, ce fut l’arrivée en masse2 (près de 80 000, dit-on) en Ifriqiya (Tunisie). Il semblerait que la plupart des morisques qui s’installèrent en Tunisie à cette époque-là étaient soit des Aragonais, soit des gens de la Castille septentrionale (Tolède et ses environs), avec quelques groupes de Valenciens3.
Les morisques arrivèrent en Tunisie durant une période de grande instabilité politique, accentuée par des révoltes des tribus arabes de l’intérieur, les guerres avec la Régence d’Alger en 1613 et 1628, des accrochages avec les chrétiens sur la côte (incendie de la flotte tunisienne devant la Goulette en 1609), et des pestes importantes (1604-1605, 1620-1621, 1642-1644).
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Cette arrivée massive commença à partir des dernières années du règne d’Othman Bey (1595-1610) et se poursuivit dans les premières années de Youssef Bey (1610-1637). L’accueil et la bienveillance manifestés par les Beys de Tunis vis-à-vis des morisques étaient dus à la tragédie dont ils étaient victimes, mais aussi à une exigence politique d’un poids non négligeable. En effet, les gouvernants de Tunis voyaient en cette population non seulement une alliée de première importance pour la colonisation des terres de l’intérieur du pays restées sous l’influence des tribus insurgées, mais, par cet acte, ils s’assuraient aussi du soutien des Turcs, qui manifestaient une affection toute particulière pour la cause morisque, et ils consolidaient ainsi leur pouvoir, spécialement contre les Deys d’Alger. C’était en quelque sorte une forme d’alliance avec l’Empire turc, principale puissance protectrice et stabilisante de la majorité des royaumes musulmans à cette époque-là.
Othman Bey et, par la suite, Yussuf Bey furent donc satisfaits de recevoir en nombre important une population qui leur serait reconnaissante et qui, de plus, avait de bonnes relations avec les Ottomans. Il est incontestable que la venue des morisques favorisait la politique des Beys et confortait leur position, outre le fait que, si certains purent apporter un pécule, la grande majorité venait avec une autre richesse, bien plus grande, celle du savoir-faire et des connaissances. Et les morisques étaient riches de ce point de vue, puisqu’ils étaient experts en agriculture, en architecture et construction, en toutes sortes de métiers de l’artisanat, et possédaient même des connaissances importantes en techniques militaires4.
L’établissement des morisques en Tunisie eut lieu tout d’abord dans la capitale et dans les lieux les plus fertiles de ses environs. Ultérieurement, il y eut une migration le long du cours le la rivière Medjerda, soit pour fonder de nouveaux établissements, augmenter la population des villes et des villages déjà existants, ou encore pour vivifier d’anciens noyaux sédentaires alors abandonnés. Cependant, l’essentiel de cette implantation resta concentré géographiquement au niveau du nord de la Tunisie. Les écrits des historiens et les récits des voyageurs donnent les trois régions principales dans lesquelles il est possible de signaler un nombre de localités dont la population était totalement ou partiellement morisque, à savoir : la péninsule du Cap Bon, la vallée de la Medjerda et le Sahel bizertin.
Cette disposition de la population morisque à travers le nord tunisien peut s’expliquer – en dehors de la volonté politique exprimée par les Beys de l’époque – par l’activité économique de ces nouveaux arrivants. En effet, dans leur grande majorité, les morisques étaient des agriculteurs, initiés depuis longtemps au travail de la terre et aux techniques agricoles. Il est important de rappeler qu’en Espagne les morisques devaient se restreindre à une certaine catégorie de métiers, le plus souvent répartis entre les secteurs primaire (agriculture) et secondaire (travail de l’argile, l’artisanat de la construction, etc.)5. Hans-Joachim Kress6 note dans ce sens que : « dans les territoires dont le Nord constituait le centre de gravité, les données climatiques et aussi en partie les données édaphiques (les sols), qui étaient tout à fait analogues à celles de maintes régions d’où ils étaient originaires en Ibérie, ne préparaient pas de grosses difficultés aux colons morisques».
Les morisques à Testour
La petite ville de Testour est située au nord-ouest de la Tunisie (Tunisie septentrionale), au niveau de la moyenne vallée de la Medjerda, à 75 km de Tunis. Le site de Testour fut occupé par les Berbères qui y construisirent un village agricole nommé Tichilla (l’herbe verte). Grâce à sa situation sur la route Carthage-Tbessa et aux multiples villages, fermes, tours et ponts environnants, Tichilla connut un développement considérable, tant agricole qu’urbain, à l’époque romaine. Sous le règne de l’empereur Probus, au début de l’an 2 avant Jésus-Christ, Tichilla était une ville prospère et fut élevée au rang de municipe7, avant sa destruction causée par les Vandales et par les nombreuses guerres entre Byzantins et Berbères. Les Zirides et les Aghlabides essayèrent en vain de la reconstruire, mais les conflits entre les tribus berbères et les Hilaliens l’avaient beaucoup endommagée8.
Testour fut fondée par les réfugiés morisques venus d’Espagne au début du xviie siècle. Elle fut considérée comme une création ex nihilo,dans la mesure où les morisques s’installèrent dans une région où il n’y avait plus de vie sédentaire depuis longtemps. Les terres étaient l’objet d’un nomadisme de grande envergure. Les sources écrites du Moyen Âge ne font d’ailleurs aucune mention d’un quelconque centre urbain9. Une tradition tenace à Testour fait valoir qu’il y eut plusieurs vagues d’immigrations, ou tout au moins deux : la première date de 1610 et fut à l’origine de la construction d’un premier noyau autour d’une mosquée à Khutba, celle de Rhibat al-Andalus ; la deuxième, de 1613, vint grossir la population de la petite cité, qui profita de cet apport pour s’étendre – le quartier des Tagarins10 fut alors construit – et la ville se dota d’une grande mosquée, plus imposante, et d’une vaste place ; la ville devint alors le plus grand centre urbain morisque de la Tunisie 11.
D’autres immigrations suivirent. Dans un premier temps, des Israélites vinrent s’installer au sud-est de la ville. Ils édifièrent la synagogue et les premières maisons du quartier de la Hâra. Puis un groupe de Turcs, moins important que celui des Israélites, vint s’établir dans la ville et éleva sa propre mosquée dans le quartier des Tagarins (la mosquée hanéfite appelée aussi la mosquée de Sidi Abd al-Latif), et enfin arriva une population appartenant à la tribu des Oueslet.
Le témoignage de Thomas d’Arcos qui visita Testour en 1634, quelques années après sa fondation, décrit en ces termes le village de Testour :
12 D’un manuscrit intitulé « Observation du Sieur Thomas d’Arcos faites en Afrique près de Thunis (20(...)
« Sur cette dernière branche [de la Medjerda], les Andaluzes, Tagarins et Catalans ont fondé plusieurs villages ; un desquels à douze lieues de Thunis s’appelle Testor et contient quelque 1 500 feux, fort peuplé et remply d’assez belles maisons fabriquées à la christianesque et de sept mesquites qui ont d’assez belles tours »12.
Les formes ibériques dans le paysage de Testour
Les paysages sont considérés comme une création des hommes unis dans leur volonté collective d’exister : c’est une combinaison entre action humaine et milieu matériel. Les morisques ont-ils construit un paysage qui leur est propre ? Est-ce que ce paysage reflète l’image mentale qu’ils ont gardée de leur terre natale, à travers l’application et la matérialisation des traditions et des techniques acquises ? Est-ce que cet héritage tant revendiqué n’est pas plutôt le résultat d’un désir de préserver un mythe, en d’autres termes est-ce que le paysage vécu à Testour est différent du paysage visible ?
Étymologiquement parlant, le paysage vient du mot italien paesaggio. Mot apparut pour la première fois dans l’art pictural durant la renaissance. C’est ce que l’œil d’un observateur cadre du « pays », à savoir le champ de son regard. Le paysage est donc une représentation mentale du visible : un agencement subjectif et/ou objectif d’objets visibles et perçus par un sujet à un moment donné : « si un tel assemblage d’arbres, de montagnes, d’eaux et de maisons, que nous appelons un paysage, est beau, ce n’est pas par lui-même, mais par moi »13.
Ce concept intègre des aspects objectifs, en se rapportant à un espace donné et aux éléments naturels et anthropiques qui le composent, ainsi que des aspects subjectifs relatifs aux niveaux de perception de cet espace ; eux-mêmes dépendent de la culture et de la sensibilité de l’observateur. Un paysage est composé de plusieurs éléments essentiels : un espace, un support physique, un observateur, une échelle englobant une étendue relativement vaste et une connotation esthétique14. Il n’existe pas en dehors de nous, et nous n’existons pas hors de notre paysage : c’est une autoréférence15.
Toutefois, le paysage ne se réduit pas aux données visuelles du monde qui nous entoure, il n’est pas que « miroir de l’âme », pas seulement une psychologie du regard, du moment où il existe toujours un support objectif, même si ce dernier évoque un imaginaire.
Le paysage n’existe pas, il nous faut l’inventer16, comme le mentionne Henri Cueco, c’est une œuvre humaine. Il s’invente, se crée et se transforme à travers le temps, obéissant ainsi aux mêmes règles qui gèrent l’histoire de l’Homme sur terre. Avec la succession des civilisations, des mœurs, et des techniques, il change et se transforme. C’est un processus constamment en mouvement, une éternelle métamorphose en adéquation avec la société qui le génère et le gère.
Dans tous les cas de figure, le paysage est bien souvent une nature transformée par une société. C’est un bien collectif qui résulte de dynamiques écologiques et socio-économiques.
C’est un bien patrimonial que chaque génération apprécie et utilise selon les critères, les modes et les techniques de son époque et qu’elle transmet aux générations suivantes. C’est un cadre de production façonné par les types d’exploitations qui ont été mis en œuvre17.
Sa formation résulte d’aspirations, de décisions et d’actions disparates et multiples. Il est le « miroir » de la société qui le gère, il traduit la cohésion comme les contradictions, il en est aussi la mémoire. C’est enfin un cadre de vie perçu comme vécu et désormais revendiqué par une société, avant tout citadine, qui redoute la disparition de ses paysages ou leur dénaturation.
Comme il a été précédemment mentionné, l’établissement des morisques à Testour a contribué d’une manière capitale à faire dominer un mode de vie sédentaire dans ces plaines de pays bédouin. Ils fondèrent un centre urbain, à partir d’un habitat agricole, et un terroir, où ils pratiquèrent exclusivement l’agriculture intensive, en sauvegardant, occasionnellement, les tendances particularistes correspondant aux territoires d’Espagne d’où ils provenaient.
L’unité des morisques, l’homogénéité de leurs coutumes et leurs usages, la cohérence de leurs modes de vie, mais aussi une mémoire collective partagée et affichée jusqu’alors, ont beaucoup contribué à la naissance d’un cadre de vie inédit et original, et par conséquent à la construction d’un paysage typique.
L’humanisation et la spatialisation sont inséparables des civilisations et de leurs expressions culturelles. Toutes les œuvres humaines portent des marques visibles de leur appartenance à une aire culturelle bien spécifique. Le fait d’évoquer un paysage identitaire apparaît logique du moment où l’identité naît de la somme des représentations individuelles qui deviennent, une fois lissées, communes au groupe18.
Un groupe social, qui affiche son identité, peut ainsi construire, à travers des représentations et des symboles, un paysage qui lui est propre, où tous ses membres se l’approprient et s’y identifient. Le paysage vécu reflète donc l’unité du groupe social et/ou ethnique.
M. Conan19 donne au paysage une valeur de symbolique collective, réunie dans son appropriation par des formes d’expérience ritualisées d’un lieu donnant une identité schématique, et la valeur qui lui est attribuée est véritablement un symbole des idéaux collectifs du groupe. Le paysage a ainsi une valeur d’emblème et de blason du groupe social qui l’habite.
Le paysage à travers ses signes spécifiques permet aux êtres humains de se situer dans le temps et dans l’espace, de s’identifier à une culture, à une société, voire à un groupe, et de reconstituer à distance leur microcosme (la diffusion des plans de ville, des styles architecturaux, des plans parcellaires pour l’exploitation agricole, etc.). Cette reconstitution sera guidée par un ensemble de pratiques, dont l’expérience mémorisée et maîtrisée est la source.
La cohésion d’un groupe se renforce dans le temps, et ce d’autant plus qu’il a besoin de combattre pour s’affirmer. Autour de cet intérêt commun se construit une identité : le rapport à la nature, aux autres membres du groupe, ainsi qu’au reste de la société, est codifié. Ce code informel trouve à se matérialiser dans un certain nombre de mythes et de symboles communs qui viennent enrichir l’identité et participent ainsi à l’imaginaire collectif.
Partant du fait que le paysage est une juxtaposition de plusieurs facteurs qui s’associent et s’aliènent, pour aboutir finalement à une image visible et perceptible. Ces facteurs peuvent être résumés en la présence d’un espace, d’un support physique, et enfin d’éléments naturels et anthropiques. L’application simple de ce concept peut être considérée comme une méthode efficace pour la lecture d’un paysage donné.
Une lecture d’un territoire peut constituer un procédé d’identification de la subsistance d’un savoir-faire ancestral, qui prend toute sa place dans la transmission des formes paysagères et leurs « modélisations ».
Le schéma urbanistique de la ville, les formes architecturales (leurs teintes, leurs matériaux, leurs couleurs des toits, etc.), mais aussi le jeu combiné des formes des parcelles et des couleurs de leurs usages, créent le paysage visible d’un territoire donné ; c’est dans les paysages, par les paysages, que la naturalité et la culturalité se combinent.
Les morisques de Testour ont sans doute subi des épreuves douloureuses avant leur établissement en Tunisie. Ces épreuves ont contribué à la genèse d’un état de nostalgie très accentué par rapport à leur terre natale. La mémoire-nostalgie, fonction sociale de la mémoire collective, a permis de conserver l’image du pays natal.
Le Grand Larousse définit un modèle comme étant « ce qui est donné pour servir de référence, de type, d’objet d’imitation… Ce qui est donné pour être reproduit ». Plus encore, modéliser, c’est décrire un processus, et l’analyse des formes du réel passe par la recherche de leurs origines.
P. Donadieu et M. Périgord ont qualifié le paysage toscan d’une ambiance faite de formes, de sons, de couleurs, d’odeurs… ; c’est un paysage établi en tant que modèle20, comme les peintures l’ont immortalisé. Cependant, le modèle n’est pas fondé uniquement sur l’image picturale, il peut aussi être instauré par la littérature et la poésie, ou encore par l’image mentale et collective des populations.
L’étude de la notion du modèle de paysage reste encore à éclaircir. Toutefois, il est parfois difficile d’affirmer que tel motif ou telle pratique provient de leur origine péninsulaire, dans la mesure où l’œuvre humaine est soumise à une chaîne de filiations complexes (qui ici ne relèvent pas de notre compétence). Nous pouvons supposer une origine unique à l’ensemble des pratiques morisques dans tous les établissements espagnols en Tunisie.
Les influences espagnoles dans le paysage urbain testourien
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Toute sédentarisation humaine implique l’instauration d’un ensemble de pratiques qui la gèrent et l’organisent. Cette dernière engendre la naissance d’un espace investi, qualifié, nommé et produit par les pratiques quotidiennes des hommes unis dans leur besoin d’exister. La pratique sociale agit sur l’espace vécu, en l’adaptant aux besoins de la population qui l’investit et se l’approprie. Cette appropriation peut ainsi être une sorte d’exécution de stéréotypes et de modèles préétablis.
La communauté morisque fondatrice de la ville de Testour a vécu en Espagne, où l’art mudéjar combinait à la fois des caractères mauresques et chrétiens. Il n’est donc pas à exclure que parmi la population établie, il y avait des gens initiés à l’art de la construction et du traçage des villes. D’après Jean-Pierre Molenat21, qui réalisa une étude sur les métiers des morisques dans l’Espagne médiévale, une bonne partie de ces mudéjares étaient des maçons, des charpentiers ou encore des plâtriers.
L’organisation urbaine de la ville de Testour est réalisée sur un plan préconçu et relativement régulier22. En effet, nous relevons une régularité et une symétrie marquées dans le tracé des rues principales et latérales, donnant un tissu dense structuré orthogonalement (Figure 1).La structure en plan de Testour détermine, en extension, un tracé de lignes rectangulaires allongées et aussi partiellement en forme d’échiquier, comme s’il s’agissait d’une réminiscence de la Renaissance – comme l’indique H.JKress23 en se reportant aux rôles d’archétypes de Santa Fe et de Puerto Real.
Presque toutes les fondations morisques (voir A. Saadaoui24) en Tunisie sont tracées selon le même plan -même à Bizerte, qui n’était pourtant pas d’origine morisque, où la morphologie urbanistique du quartier des Andalous différait de celle de la médina arabe qui existait déjà, avec son modèle d’urbanisme musulman.
La médina morisque de Testour est formée de trois quartiers : le quartier des Andalous, le quartier des Tagarins et celui de la Hara (Figure 2). Trois artères principales parallèles, d’une largeur remarquable (10 m), sont reliées d’une manière orthogonale par des rues moins larges délimitant des îlots allongés. La grande place constitue un élément important du tissu urbain. Elle est le centre de la vie de la cité et peut être considérée comme l’espace public par excellence (Figure 3). Plusieurs édifices importants la surplombent : notamment la Grande Mosquée, le hammam, les cafés et jadis des fondouks. Le souk occupe l’artère médiane qui porte son nom et traverse la ville de bout en bout. Il englobe également les boutiques bordant la place centrale. Il est presque exclusivement occupé par des boutiques. Aucune maison d’habitation ne vient s’intercaler entre les échoppes. Il comprend cependant quelques édifices à caractère public comme les mosquées. Le souk de Testour présente aussi un fait marquant (remarquable aussi à Soliman, autre centre d’établissement des morisques en Tunisie) : l’absence de spécialisation des activités économiques, contrairement au souk de la médina de Tunis, ou encore ceux des vieux centres urbains de Tunisie tels que Kairouan, Sousse, etc., où se juxtaposent des souks fortement hiérarchisés et différenciés autour de la Grande Mosquée.
Peyssonnel, visitant Testour, au mois d’août 1724, écrivait : «Lorsque j’arrivai à Testour, je crus tout à coup avoir été transporté en Espagne […] il est bien bâti comme les villages en Europe. Les maisons ont des fenêtres sur les rues ; les toits sont couverts en briques rondes comme en Provence »25. Un autre visiteur, la même année, le religieux espagnol Fray Francisco Ximénez26, s’attarde aussi sur la description de ce centre morisque de la Tunisie, en indiquant son « style » morisque.
Les demeures présentes à Testour, et dans toutes les agglomérations morisques de Tunisie (maisons à toit plat ou en forme de pupitre ou de selle), avec leur ordonnance spatiale fonctionnelle autour d’une ou de plusieurs cours intérieures (patios), ne représentent pas en elles-mêmes une innovation ibérique, toutefois, l’originalité réside dans l’insertion de ces constructions à caractère introverti dans un tissu orthogonalement agencé. Les morisques ont ainsi reproduit les quartiers où ils vivaient dans les villes d’Espagne (morerías) depuis le Moyen Âge, ainsi que les villages qui étaient les leurs. Les demeures occupent des îlots assez réguliers, déterminés par un réseau de rues dont la largeur varie entre 4 et 5 m. Ces îlots sont de deux types : des îlots étroits et longs, de deux rangées d’habitations séparées par un mur mitoyen qui traverse l’îlot de part en part dans le sens de la longueur ; d’autres, plus étroits, occupés par une seule rangée d’habitations, pourvues souvent de deux entrées sur l’extérieur. Le décor des façades – d’inspiration mudéjare – est tout aussi remarquable et identifiable avec les auvents et les fenêtres sur la rue aux grilles plates en fer forgé et à décor géométrique et floral, donnant aux demeures une apparence extravertie (même si les habitations sont tournées vers l’intérieur), ou encore les linteaux de portes à angles droits, comme ceux constitués par des arcs en fer à cheval.
Le paysage urbain, conçu, vécu, et investi par les pratiques et les usages, atteste l’attachement nostalgique de la communauté morisque, et donc testourienne, à ses origines ibériques et sa volonté de se préserver en tant que communauté unie et solidaire. Il serait cependant exagéré d’affirmer que l’unique raison de la construction du paysage urbain, selon le modèle des villes espagnoles, était le désir de recréer leur pays d’origine pour le reproduire ailleurs, cette construction ayant sans doute été dictée par les techniques et les manœuvres auxquelles ils étaient initiés et qu’ils maîtrisaient.
Peyssonnel, visitant Testour, au mois d’août 1724, écrivait : «Lorsque j’arrivai à Testour, je crus tout à coup avoir été transporté en Espagne […] il est bien bâti comme les villages en Europe. Les maisons ont des fenêtres sur les rues ; les toits sont couverts en briques rondes comme en Provence »25. Un autre visiteur, la même année, le religieux espagnol Fray Francisco Ximénez26, s’attarde aussi sur la description de ce centre morisque de la Tunisie, en indiquant son « style » morisque.
Les demeures présentes à Testour, et dans toutes les agglomérations morisques de Tunisie (maisons à toit plat ou en forme de pupitre ou de selle), avec leur ordonnance spatiale fonctionnelle autour d’une ou de plusieurs cours intérieures (patios), ne représentent pas en elles-mêmes une innovation ibérique, toutefois, l’originalité réside dans l’insertion de ces constructions à caractère introverti dans un tissu orthogonalement agencé. Les morisques ont ainsi reproduit les quartiers où ils vivaient dans les villes d’Espagne (morerías) depuis le Moyen Âge, ainsi que les villages qui étaient les leurs. Les demeures occupent des îlots assez réguliers, déterminés par un réseau de rues dont la largeur varie entre 4 et 5 m. Ces îlots sont de deux types : des îlots étroits et longs, de deux rangées d’habitations séparées par un mur mitoyen qui traverse l’îlot de part en part dans le sens de la longueur ; d’autres, plus étroits, occupés par une seule rangée d’habitations, pourvues souvent de deux entrées sur l’extérieur. Le décor des façades – d’inspiration mudéjare – est tout aussi remarquable et identifiable avec les auvents et les fenêtres sur la rue aux grilles plates en fer forgé et à décor géométrique et floral, donnant aux demeures une apparence extravertie (même si les habitations sont tournées vers l’intérieur), ou encore les linteaux de portes à angles droits, comme ceux constitués par des arcs en fer à cheval.
Le paysage urbain, conçu, vécu, et investi par les pratiques et les usages, atteste l’attachement nostalgique de la communauté morisque, et donc testourienne, à ses origines ibériques et sa volonté de se préserver en tant que communauté unie et solidaire. Il serait cependant exagéré d’affirmer que l’unique raison de la construction du paysage urbain, selon le modèle des villes espagnoles, était le désir de recréer leur pays d’origine pour le reproduire ailleurs, cette construction ayant sans doute été dictée par les techniques et les manœuvres auxquelles ils étaient initiés et qu’ils maîtrisaient.
Les influences espagnoles dans le paysage architectural de Testour
L’architecture a toujours constitué un indicateur majeur du degré de l’évolution des civilisations. La recherche de l’habitat constitue un souci primordial, mais aussi naturel. La construction a donc été la première étape de la sédentarisation liée aux aspirations, décisions et actions disparates et multiples à travers le temps. L’architecture reflète de ce fait nos appartenances culturelles, nos techniques, nos manières d’agir sur notre environnement, etc. ; elle est un indicateur social capital, un indice qui en dit long sur la société qui l’a inventée ; elle est notamment le « miroir » de la société qui le gère ; elle traduit la cohésion, les contradictions et la mémoire de l’ensemble de la communauté. Le paysage architectural d’un lieu préserve et perpétue la mémoire de ceux qui l’investissent. L’architecture modifie le paysage, mais aussi le crée ; c’est une composante spatiale du paysage urbain (lui-même souvent identifié par sa qualité architecturale qui lui procure une valeur esthétique), mais aussi rural.
La spécificité architecturale de l’ancien noyau urbain de la ville de Testour réside dans le fait qu’elle appartient à un nouveau style. L’influence andalouse en Tunisie est certes attestée, néanmoins, elle reste limitée dans un espace assez réduit, dans les quartiers résidentiels dits « andalous » ou dans les demeures princières des grandes villes. À Testour-même, nous assistons à une forme de matérialisation générale de l’ensemble de ces influences, mais à une échelle plus vaste, à savoir l’ensemble de l’espace urbain. Identifier les signes et les formes de l’architecture espagnole revient à repérer l’impact des morisques sur leur cadre de vie, impact qui rappelle pour longtemps l’identité ethnique et culturelle des habitants et leur détermination délibérée de perpétuer l’attachement qu’ils affichent à leur origine ibérique.
En plus des façades extérieures des bâtiments, l’élément architectural qui attire le plus l’attention est le minaret des mosquées. En effet, ce dernier incorpore un nombre non négligeable de formes et de motifs de décor de l’art mudéjar de l’Aragon et de la Castille. Il en est ainsi des pinacles dressés sur les angles de la tour carrée du minaret de la « Grande Mosquée », ou encore de la superposition du plan octogonal au plan carré (Figure 4). La présence du cadran de l’horloge décorative, ornant ce même minaret – que nous retrouvons en principe dans les églises et les cathédrales chrétiennes – constitue un phénomène unique, qui témoigne de la volonté des constructeurs d’imiter des motifs architecturaux et décoratifs espagnols.
Au niveau des techniques de construction, nous retrouvons dans la médina de Testour un procédé commun et très utilisé dans l’architecture populaire espagnole (surtout dans les bourgs et les villages où il fait corps avec les traditions de la main-d’œuvre locale) : les combinaisons de chaînages de briques encadrant des moellons (Figure 5). C’est une tradition tolédane27, constamment rencontrée dans les bâtisses (et observée dans maints édifices de Tolède datant du xe au xve siècle). L’église del Cristo de la Luz atteste l’existence de cette technique dès le xe siècle, tout comme la Puerta del Sol à la fin du xve siècle. Le procédé adopté à Testour correspond à la formule la plus évoluée ; toutefois, les matériaux de construction proviennent exclusivement du site et de ses environs.
Les réseaux losangés en brique ou en terre cuite découpée, qui ornent un certain nombre de minarets de la médina de Testour, nous renvoient aux mêmes parures qui embellissent les minarets des mosquées d’Espagne (Figure 6). La nature du décor géométrique (mosquée Sidi Abd-al-latîf) rappelle particulièrement les façades mudéjares d’Aragon, dont la Seo de Saragosse est l’exemple le plus célèbre, mais aussi le Giralda de Séville et la tour Hassan de Rabat28.
Cependant, l’observation des panneaux losangés révèle qu’ils ont des différences sensibles avec le décor hispano-maghrébin. Les matériaux, l’exécution et le tracé ne sont pas les mêmes. Plutôt que l’utilisation des pièces de terre cuite découpée, des briques incrustées dans le mortier ont été utilisées selon une formule usuelle dans les décors mudéjars de l’Aragon. Ces panneaux sont identiques à ceux de la tour des églises de Ricla et d’Alfajarín. Nous trouvons aussi un grand nombre d’édifices couverts d’une forme typique de tuiles (Figure 7), présentes dans l’architecture espagnole : la tuile creuse à pente unique, fréquente dans les maisons espagnoles, au nord comme au sud.
En revanche, les toits doublés de voûte (un, deux ou quatre pans) constituent une combinaison des traditions locales (la voûte) et d’une pratique importée d’Espagne (le toit en tuiles), palliant ainsi la pénurie de bois de grosse section sur le site29.
Le souvenir du pays natal des immigrés était récent dans la mémoire des constructeurs de la ville de Testour, pour que les formes et les techniques espagnoles n’apparaissent pas dans leurs œuvres. Les toits en tuile, la forme des minarets, les frontons, les blasons, les motifs emblématiques, etc., étaient des éléments d’origine ibérique.
Ils ont, outre leur rôle architectural ornemental, une signification hautement symbolique, tout comme l’horloge, précédemment citée, qui se trouve réduite à une image, à un simple cadran sans le mécanisme nécessaire à son fonctionnement.
Ainsi, les morisques chassés de chez eux, réfugiés sur une terre qui leur était nouvelle, qui ne parlaient parfois d’autre langue que le castillan ou le catalan, qui étaient vêtus et se nourrissaient à l’espagnole, ont apporté leurs modes de construction et de décoration, qu’ils partageaient avec les chrétiens d’Espagne, la veille encore.
Les influences espagnoles dans la construction du paysage agraire de Testour
L’anthropisation a produit les paysages visibles. L’être humain, à travers ses pratiques, modélise l’espace qui l’entoure et l’aliène afin de répondre à ses besoins et à ses aspirations. Le paysage constitue donc une transformation et une appropriation sociale de la nature. Le territoire des campagnes, qui a constitué depuis longtemps le champ d’action de l’agriculteur sur l’espace extra-urbain, c’est le domaine rural par excellence, le « grenier » des noyaux de sédentarisation, qui a toujours été associé à la production agricole. Il présente une originalité de taille, par rapport au grand paysage : il est totalement construit à partir des pratiques des agriculteurs.
Le paysage agraire, qui s’étend autour des vieux centres villageois ou semi-urbains de la basse et moyenne Medjerda30, est souvent caractérisé par la prédominance des cultures arbustives qui forment autour des agglomérations, en toute saison, une auréole verdoyante, en particulier en été, où le contraste est net avec les espaces fauves et dénudés qui s’étendent au-delà. Cette zone verdoyante ne se présente pas sous la forme d’une ceinture, mais elle s’insère plutôt linéairement dans la vallée de la Medjerda, dont le cours décrit d’amples méandres.
L’ancien terroir de Testour était aménagé en trois niveaux topographiques, les distances entre eux étant relativement réduites. Ces différentes terrasses abritaient chacune un type d’activité agricole bien précis, instauré en fonction des qualités pédologiques et hydrauliques du sol. Ainsi, se distingue un premier niveau inférieur consacré au maraîchage et à l’arboriculture, un niveau intermédiaire dédié à la céréaliculture et aux légumineuses, et enfin le dernier correspondant aux parcours de montagne. Cette disposition originale du terroir permettait, en outre, une exploitation optimale d’un espace relativement réduit. L’espace cultivable ne pouvait pas être trop éloigné du village, impliquant la concentration des vergers au niveau des abords immédiats de la ville. En effet, le paysan travaillant toute la journée dans son champ devait le quitter le soir pour rentrer au village, afin de répondre aux exigences de la vie au sein de la communauté villageoise.
La morphologie agraire des anciens vergers d’El Roménet d’El Bragiil se caractérise par des champs assez réguliers et bloqués en petites parcelles. (Figure 8).
31 Ahmed Kassab, « Les basses terrasses de la Medjerda dans la plaine de Testour-Slouguia », Revue Tu(...)
Ces anciens vergers étaient établis selon le principe de la disposition dite en carré : El marabaâ. Les propos recueillis auprès des agriculteurs rencontrés sur place concordent quant à l’origine ancestrale de cette technique, allant jusqu’à affirmer que ce sont les morisques qui en furent les initiateurs. Selon la disposition dite El marabaâ,les grenadiers occupent les coins d’un quadrilatère au centre duquel est planté un arbre à feuilles caduques, un abricotier le plus souvent, mais l’espèce centrale peut varier d’un quadrilatère à l’autre. Ainsi, la rangée centrale peut comporter toute la gamme des arbres fruitiers à feuilles caduques du verger (cognassier, prunier, poirier, pommier, etc.). Se présentent ainsi, parallèlement les unes aux autres, des rangées d’arbres fruitiers d’automne (grenadiers, cognassiers) et des rangées d’arbres produisant au printemps (abricotiers) et en été (pruniers, poiriers, figuiers etc.). Les oliviers, présents dans presque tous les anciens vergers, sont situés généralement à la périphérie de la plantation. Le désordre qui apparaît au premier abord, à la visite d’un verger, n’est qu’apparent31 (figure 9).
Ibn Al Awam32, célèbre agronome arabe de l’Espagne du xiie siècle, dans son ouvrage encyclopédique sur l’agriculture andalouse, Le Livre de l’agriculture, nous renseigne longuement sur les techniques et procédés agronomiques d’al-Andalus. L’étude des liens de parenté, ou la survivance de ces derniers, dans la pratique agricole des morisques en Tunisie, mériterait une étude approfondie. Toutefois, cette technique de disposition particulière laisse paraître une relative influence ibérique. Le Livre de l’agriculture33 énonce sur ce sujet :
La plantation des arbres ne doit point se faire confusément et sans ordre ; il faut, au contraire, rapprocher tous les congénères pour éviter que les espèces trop vigoureuses n’absorbent les sucs nourriciers, et que celles qui sont délicates n’en soient privées. […] Les jardins doivent, autant que possible, être à l’exposition du levant ; les arbres seront plantés en ligne droite et par ordre, en se donnant bien de garde de planter les arbres qui prennent un grand développement avec ceux qui s’élèvent peu. […] Dans les grands vergers, les arbres doivent être plantés séparément par espèces, c’est-à-dire que ceux qui donnent leurs produits à la même époque doivent être groupés ensemble ; tels sont : le pommier, le prunier, le poirier, l’abricotier ; c’est un moyen d’alléger les soins qu’exige leur conservation (leur entretien).
En outre et concernant la géographie végétale, une palette – très riche et diversifiée – de plants nouveaux fut introduite, notamment, des plants venus du Nouveau Monde tel que : le maïs, les tomates, les pommes de terre, diverses espèces de poivres, le tabac, le myrte d’Inde occidentale, le paprika (Capsicum) ou encore la figue de Barbarie (Opuntia ficus indica) – largement diffusée aujourd’hui –, et qui étaient encore complètement inconnus en Tunisie de l’époque. Dans bien des cas, il s’agit aussi de « réimportations »34 : c’est le cas du riz, qui avait cessé d’être cultivé dans les territoires d’Afrique du Nord (l’Ifriqiya importait du riz au xive siècle), et qui, avec l’arrivée des morisques, se diffusa comme une culture nouvelle dans la vallée de la Medjerda35. L’arboriculture intensive s’est développée, surtout avec l’importation d’espèces d’oliviers greffés en Espagne, et les grenadiers ont assurément trouvé une diffusion très importante, surtout au niveau des moyennes vallées de la Medjerda. Il en va de même pour l’abricotier, avec l’introduction de variétés nouvelles comme le « primeur de Murcie », ou pour les amandiers comme les « amandes de Valence » et les « amandes de Malaga », ainsi que la variété de figues « al-qûti ».
Pour assurer le meilleur rendement de leurs vergers, les morisques ont utilisé une agriculture irriguée, en diffusant l’utilisation des norias au niveau des terroirs faisant partie des centres morisques en Tunisie. Toutefois, il faut rappeler que l’École hydraulique de l’Ifriqiya constituait jadis un relais pour la circulation des connaissances et des techniques entre l’Orient et l’Occident de l’empire de l’Islam 36, d’où la sensibilité que suscite l’étude de l’apport morisque sur ce sujet.
37 Transmission culturelle et paysages agraires. Transfert des techniques agricoles d’al-Andalus vers(...)
Ce volet de notre article constitue l’essentiel de la thèse de doctorat37 que nous sommes en train d’élaborer, et qui traite de la transmission des connaissances et des techniques agraires entre l’Espagne et la Tunisie à partir du xviie siècle.
À travers une lecture et une analyse du paysage agraire actuel de Testour, nous nous proposons d’identifier les formes et les structures du paysage ancien qui pourraient être d’origine morisque, principalement au niveau de la disposition des structures physiques des réseaux d’irrigation de l’ancien terroir (norias, bassins, séguias, etc.) (Figure 10), puis d’instaurer un processus de comparaison avec les formes agraires de l’irrigation islamique en Espagne, notamment dans la région de Valence (Vinarós, Benicarló), et à Carthagène (Figure 11) . L’existence ou non de ressemblances au niveau des techniques et des procédés peut confirmer ou réfuter, ainsi, notre hypothèse qui suppose une relation directe entre le nouvel apport ethnique, représenté par les morisques, la présence de cette morphologie agraire particulière et la naissance du paysage agraire irrigué testourien.
Les morisques, à travers l’exercice de leurs activités agraires, ont contribué à la mise en valeur de l’agriculture sédentaire et à l’introduction des techniques d’intensification. Un essor, qualifié de « révolutionnaire » par les chroniqueurs de cette époque, a changé le « visage » des paysages ruraux du nord de la Tunisie. Par des pratiques collectives dans le travail de la terre, une expérience et un savoir-faire acquis depuis des siècles, les morisques créèrent un paysage insolite et nouveau, un paysage symbole et emblème de cette communauté. L’aménagement des terrasses de la Medjerda, le nivellement des sols, les schémas parcellaires des vergers, les techniques d’irrigation, les pratiques de cultures et les nouvelles espèces végétales introduites témoignent de l’importance de la contribution morisque dans le façonnement du paysage agraire des terroirs des villes morisques en Tunisie. À travers leurs pratiques, les morisques apportèrent, il y a quatre siècles, un mode de vie rural qui correspondait à celui des villages d’Espagne38.
Conclusion
Testour, petite ville qui s’étend sur une éminence dominant un coude de la Medjerda, à mi-chemin entre Mejez el-Bâb et Teboursouk, fut le plus important centre de l’établissement des morisques après leur expulsion d’Espagne au début du xviie siècle. Fondation morisque par excellence, elle apparaît, selon les voyageurs de l’époque, comme une réplique des bourgs de l’Espagne musulmane. La construction de ce paysage est donc l’héritage ibérique de cette communauté, unie dans son désir de créer son propre cadre de vie. Cette logique paysagère traduit et rejoint le concept de l’importance du groupe comme unité de référence, cimentée par une conscience collective dont les représentations sont l’expression tangible.
L’installation dans un territoire implique une décision vitale qui engage l’existence de la communauté entière. Cette volonté de s’approprier un espace donné, par les pratiques et les usages, va engendrer et impliquer un « façonnage » particulier de la nature et de son apparence, un paysage consciemment désiré par ces instaurateurs ou ces acteurs, de par leur origine, mais aussi inconsciemment sous la forme d’une concrétisation matérielle d’un savoir-faire mémorisé et transmis depuis l’Espagne.
L’origine ethnique des fondateurs de Testour a été ainsi d’une importance majeure dans la destiné de la construction de son paysage. Les morisques, à travers des pratiques et des usages maîtrisés depuis des générations et des générations, ont pu créer un cadre de vie particulier qui traduit à la fois un attachement conscient, mais aussi inconscient, à leur terre d’origine. La construction de la ville, avec son architecture et son plan urbain, l’implantation du terroir, avec sa morphologie et structure agraire, constituent un témoignage capital de l’héritage ibérique. Les morisques à Testour ont étendu leur emprise sur le village et sur le terroir. Ils n’ont fait qu’exercer des talents qu’ils possédaient déjà. C’est donc la matérialisation tangible de ces pratiques qui a abouti à la construction du paysage testourien. Ce dernier est considéré comme l’emblème du groupe, la survivance de la mémoire et le maintien de la tradition.
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Notes
1 Ahmad al-Makkarî, Nafh al-tîb min ghusn al-andalus al-raîb, (texte du xviie siècle), t. 2, Le Caire, 1967, p. 814.
2 H. Abdul-Wahab, « Coup d’œil général sur les apports ethniques étrangers en Tunisie », Les Cahiers de Tunisie, XVII, n° 69-70, 1970, p. 149-169.
3 N. S. Hopkins, « Notes sur l’histoire de Testour », Revue d’histoire maghrébine, n° 9, 1977, p. 294-313.
4 Abdelmajid Turki, « Documents sur le dernier exode des Andalous vers la Tunisie », dans Recueil d’études sur les moriscos andalous en Tunisie, Míkel de Epalza et Ramón Petit (dir.), Madrid, Direction générale des relations culturelles, Institut Hispano-Arabe de Culture, 1973, p. 126-127.
5 Jean-Pierre Molénat, « Mudéjars et Mozarabes à Tolède du xiie au xve siècle », Revue du monde musulman et de la méditerranée, n° 63-64, 1-2, 1992, p. 147-148.
6 Hans-Joachim Kress, Fulda. Extrait du fascicule 73 des Marburger Geographische Shriften, Marburg/Lahn, 1977, texte traduit par le R.P. Jean Ferrön, Études sur les morisques andalous, Institut national d’Archéologie et d’Art, Centre des études hispano-andalouses, fascicule 3, Tunis, 1983, p. 162.
7 L. Poinssot, Atlas historique, géographique, économique, touristique, Paris, 1936, p. 28.
8 Institut national du patrimoine – Institut français de coopération Projet de mise en valeur des patrimoines et de développement du tourisme culturel et naturel à Dougga et dans le nord-ouest de la Tunisie.
9 Ahmed Saadaoui, Testour du xviie au xixe siècle, Histoire architecturale d’une ville morisque de Tunisie, Tunis, Publications de la Faculté des Lettres de La Manouba, 1996, p. 34.
10 [N.D.E.] Les Tagarinos étaient les morisques aragonais, remarquons toutefois l’explication qu’en donne un contemporain de l’expulsion : « les morisques anciens, élevés parmi les vieux-chrétiens, en Castille et en Aragon, qui connaissaient aussi bien la langue des chrétiens que la leur, si bien que l’on pouvait à peine les distinguer ni les reconnaître, sauf du fait que, par ordre, ils devaient vivre dans certains quartiers », selon le Dictionnaire de Sebastián de Covarrubias, Tesoro de la lengua castellana o española (1611, 1674), Barcelone, éd. Martín de Riquer, Alta Fulla, 1989 (1re éd. 1943), p. 950. Notons au passage que, si un quartier porte leur nom, cela signifie que même les morisques « intégrés » à la société chrétienne furent expulsés.
11 Georges Marçais, « Testour et sa grande mosquée. Contribution à l’étude des Andalous en Tunisie », Recueil d’Études…, op. cit.,p. 271-287.
12 D’un manuscrit intitulé « Observation du Sieur Thomas d’Arcos faites en Afrique près de Thunis (20 Octobre 1631) », dont l’original se trouve à la Bibliothèque nationale, Paris, fonds Dupuy, n° 667, folios 160/161/162, publié par L. Poinssot, « Les ruines de Thugga et de Thignica au xviie siècle », dans Mémoires de la Société nationale des Antiquaires de France, t. LXII, Paris, 1901, p. 164.
13 Charles Baudelaire, Salon de 1859, « Le Paysage », Paris, Gallimard (La Pléiade), 1961, p. 1076.
14 S. Le Floch, « Bilan des définitions et méthodes d’évaluation du paysage », Ingénieries E.A.T, n° 5, Antony, Cemagref-Dicova, 1996, p. 23-32.
15 Augustin Berque, « Paysage, milieu, histoire », dans Cinq propositions pour une théorie du paysage, Paris, Éd. Champ Vallon (Pays-Paysages), 1994.
16 A. Roger, « Le Paysage n’existe pas il faut l’inventer – Henri Cueco – », dans Patrimoine et paysages culturels, Bordeaux, Éd. Confluences, 2001, p. 55.
17 B. Fischesser et M.-F. Dupuis Tate, « L’identité du paysage », Comptes rendus de l’Académie d’Agriculture de France, 82 (4), Paris, 1996, p. 123-132.
18 Carl Gustav Jung, Métamorphoses de l’âme et ses symboles, Paris, Éd. LGF (Livre de poche), 1996.
19 Michel Conan, « L’invention des identités perdues », dans Cinq propositions pour une théorie du paysage, Paris, Éd. Champ Vallon (Pays-Paysages), 1994.
20 P. Donadieu et M. Périgord, Clés pour le paysage, Paris, Éd. Ophrys (GéOphrys), 2005, p. 32.
21 Jean-Pierre Molénat, art. cit., p. 148.
22 Georges Marçais, art. cit., p. 277.
23 Hans-Joachim Kress, art. cit., p. 147.
24 Ahmed Saadaoui, op. cit. p. 463.
25 J. A. Peyssonnel, Voyages dans les Régences de Tunis et d’Alger, Présentation et notes de Lucette Valensi, Paris, 1987, 269 p. (textes du xviiie siècle), p. 138.
26 « Le jeudi au soir, je me suis décidé à faire un autre voyage à Testor. Je suis parti vers ce village deux heures après la tombée de la nuit dans un chariot […] et nous sommes arrivés à Testor une heure après la tombée de la nuit. Le Cheikh ou gouverneur appelé Achi Amet Eriza nous reçut bénignement et nous fit loger dans une petite maison sur la place […] La place carrée se trouve au milieu du village, où les maures, qui la fondèrent, avaient des fêtes de taureaux à l’espagnole. Il compte dans les 800 maisons, toutes avec toits et des patios ayant les mêmes formes qu’en Espagne. Quelques-unes d’entre elles ont des balcons et des fenêtres suivant le style morisque. », M. S. Zbiss, Études sur les morisques andalous, Institut national d’Archéologie et d’Art, Centre des études hispano-andalouses, Tunis, 1983, p. 82.
27 Georges Marçais, art. cit., p. 280.
28 Ibid., p. 281.
29 Ibid., p. 462.
30 L’oued Medjerda est le plus important cours d’eau permanent de la Tunisie ; il draine un bassin versant de 23 500 km2 dont 7 600 km² sont situés en Algérie ; le cours suivant la branche la plus longue s’étend sur près de 600 km ; quant au cours principal, il mesure 485 km, dont 350 km en Tunisie.
31 Ahmed Kassab, « Les basses terrasses de la Medjerda dans la plaine de Testour-Slouguia », Revue Tunisienne des Sciences Sociales, n° 21, Mai 1970, p. 136.
32 Ibn Al Awâm (Abou zakaria jahia ibn mohammed abou ahmed ibn al-awam de Séville, écrivain et savant andalous mort en 1145). Le livre de l’agriculture, traduit par J.-J. Clément Mulet, 2 t., Paris, Actes Sud, Sindbad, 2000, p. 143-145.
33 Ibid.
34 J. L. Latham, « Contribution à l’étude des immigrations andalouses et leur place dans l’histoire de la Tunisie », dans Recueil d’études…, op. cit., p. 56.
35 Hans-Joachim Kress, art. cit., p. 138.
36 Mohammed El Faîz, Les maîtres de l’eau : histoire de l’hydraulique arabe, Arles, Actes Sud, 2005, p. 202-205.
37 Transmission culturelle et paysages agraires. Transfert des techniques agricoles d’al-Andalus vers la Tunisie. Nouvelles possibilités de valorisation agri-paysagères, sous la direction conjointe des professeurs R. G. Villaescusa et Hichem Rejeb.
38 J. L. Latham, art. cit., p. 48.
Source: Cahiers de la Méditerranée
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