Entre 1609 et avril 1614, environ trois cent mille morisques sont expulsés des Royaumes d'Espagne vers l'Afrique du Nord et vers la France, étape vers les pays musulmans. Il s'agit là de la dernière des grandes expulsions des minorités religieuses qui ait été effectuée en Europe occidentale, jusqu'à l'époque contemporaine qui vit à nouveau des déplacements massifs de populations. La reconversion sous la contrainte des musulmans d'Espagne au christianisme s'étend sur un siècle, de la fin de la Reconquista à l'expulsion des morisques descendants des convertis. Forgée sur le modèle médiéval de persécution des Juifs, elle est perçue comme un échec par les contemporains. Isabelle Poutrin tente de répondre à la question : pourquoi avoir forcé les musulmans à recevoir le baptême alors qu'il était évident qu'ils n'avaient pas la foi dans le Christ ? Le premier chapitre décrit le retour en 1492 de Grenade au Christ. Séparés naguère par une frontière que traversaient souvent les guerriers, les marchands et les captifs, Castillans et Grenadins sont après la chute de l'émirat confrontés à une question des plus délicates, celle des transfuges de l'une à l'autre religion. Tant les musulmans que les chrétiens s'étaient efforcés au cours des siècles précédents de grossir les rangs de leurs fidèles par divers moyens, pacifiques ou contraignants. Qu'elle fût le résultat de la filiation ou de la conversion, l'appartenance au groupe était un fait irréversible. Islam et christianisme interdisaient l'apostasie, la rupture de l'appartenance religieuse, considérée comme une trahison de la vraie foi. Elle était passible de la peine capitale selon des modalités diverses chez les uns et les autres.
2
Après la conquête, les Rois facilitent les départs vers l'Afrique du Nord qui permettent d'éloigner les éléments les plus hostiles à la domination chrétienne. Les privilégiés, notables et chefs militaires qui peuvent conserver ailleurs leur position sociale, et les plus démunis, n'ayant rien à perdre, s'en vont. Ce mouvement de retraite vers les terres de l'islam s'accorde avec la position dominante des juristes musulmans : il est impossible de pratiquer convenablement l'islam dans un pays qui n'est pas sous la souveraineté musulmane. Cette position est soutenue par le jurisconsulte al-Wancharissî de Fès qui se fonde largement sur la fatwa d'Ibn Arabî. Ceux qui restent en terre infidèle sont considérés comme des tributaires, l'équivalent des dhimmis, le statut acceptable pour les infidèles en terre d'islam.
3
Mais de leur côté, Isabelle et Ferdinand veulent éviter le dépeuplement soudain de leur nouveau royaume. C'est pourquoi ils ne penchent pas en faveur d'une expulsion générale des vaincus, ni d'une émigration massive qu'ils rendent plus difficile à partir de 1495. Plus encore, ils ont commencé à favoriser l'arrivée de colons chrétiens sur les territoires conquis, suivant un procédé de repeuplement mis en œuvre pendant la Reconquête. Entre 1485 et 1500, quarante mille chrétiens venus de Castille s'installent dans le Royaume de Grenade. La politique démographique des Rois vise à mettre en valeur le territoire et à faire basculer le rapport démographique entre chrétiens et musulmans dans un sens favorable aux premiers. Grenade et ses environs attirent les immigrants qui, bénéficiant d'avantages fiscaux, s'installent sur les propriétés achetées à ceux qui partent. Profitant des perspectives d'emploi ou de profit plus ou moins licites offertes par l'ouverture de l'ancien émirat, arrivent aussi des aventuriers et des délinquants. Des musulmans, enfin, viennent clandestinement de Castille, de Valence et d'Aragon, suivant des voies de circulation qui existaient avant la conquête. Le régime des capitulations ne s'applique pas à ces étrangers qui, pour une part, facilitent la communication entre les Grenadins et les autorités (certains sont employés à reconstruire l'Alhambra), mais dont le nombre est rapidement perçu comme un danger : ils sont frappés par une mesure d'expulsion en 1498. La recomposition de la population par l'émigration et le repeuplement se traduit par la baisse de l'élément musulman. À la fin du siècle, il reste environ cent cinquante mille musulmans dans le royaume de Grenade, ce qui signifie que près de la moitié de la population de l'ancien émirat a opté pour l'exil, soit au lendemain de la prise de Grenade, soit dans la période des soulèvements de 1499-1500.
4
Les Rois choisissent Talavera pour mener le projet d'évangélisation des musulmans et des Juifs. Confesseur de la reine Isabelle, Talavera est le premier archevêque de Grenade. L'évangélisation telle qu'il la conçoit repose sur l'enseignement de la doctrine. Il est possible que l'archevêque ait visé particulièrement les Fuqaha. Toutefois, peut-être les Fuqaha écoutent-ils l'archevêque tout comme les théologiens chrétiens lisent alors le Coran : pour mieux le réfuter devant les ouailles. L'évangélisation promue par Talavera vise à la transformation complète de l'individu : il doit non seulement adopter les rites chrétiens (signe de croix, adoration des images), savoir réciter les prières et fréquenter les serments, mais aussi abandonner sa langue natale et ses mœurs ancestrales, au profit de celles des chrétiens. Parce que Talavera privilégie l'évangélisation par la persuasion, les historiens ont longtemps vu en lui un modèle de tolérance et d'humanité opposé à l'intransigeant, au fanatique Cisneros. Le surnom de « saint Alfaqui » que lui donnent les musulmans montrerait qu'il a su gagner leur respect.
5
Contrairement à Talavera, Francisco Jiménez de Cisneros, également un prélat réformateur, a accompli sa carrière sous la protection de la puissante famille Mendoza, soutien essentiel de la reine Isabelle. Il est distingué par la fermeté avec laquelle il a ramené les religieux à un mode de vie plus ascétique, conforme à l'observance stricte de la règle. À Grenade, il doit traduire dans les faits les deux grandes orientations de la politique royale : la lutte contre l'hérésie, dont l'Inquisition est l'instrument, et la conquête des âmes. Pour mieux comprendre la séquence décisive qui commence alors, il faut distinguer les deux versants de l'action de Cisneros, la réconciliation des renégats devant l'Inquisition et la conversion de la population musulmane.
6
À Valence, les musulmans valenciens passent pour les alliés des ennemis grenadins, turcs ou égyptiens. En 1481, déjà, les jurats de Valence signalent que leur présence constitue une menace pour la sécurité publique. Durant la guerre ils montrent leur solidarité avec les Nasrides en leur envoyant de l'argent, faute de pouvoir leur fournir une aide militaire. Une politique restrictive de Ferdinand intervient alors pour ordonner en 1486 que la législation des signes distinctifs soit observée. Deux ans plus tard, il entreprend de mettre un terme aux rassemblements festifs de Tortosa. Cette politique restrictive recueille l'adhésion de la population chrétienne. L'expulsion des musulmans de Castille perturbe les relations entre musulmans et chrétiens dans le royaume de Valence en renforçant la méfiance réciproque. À partir de 1520, la révolte se diffuse dans le royaume. Plusieurs villes se joignent à la Germania telles que Xàtiva, Alzira et Orihuela qui relèvent du domaine royal, et quelques localités des terres seigneuriales. Les incitations matérielles et les accords passés avec la Couronne qui entérinaient le passage des aljamas au christianisme permettaient de valider les conversions forcées. Pour célébrer les baptêmes, les pouvoirs laïcs, légaux ou non, doivent obtenir la collaboration du clergé. Les curés en première ligne affichent leur réticence à procéder à des conversions rapides. Les considérations économiques qui n'ont pas joué dans les baptêmes forcés un rôle déterminant pèsent lourdement au lendemain des événements. Tous les groupes savent que la conversion, si elle était suivie d'un alignement des intéressés sur le régime fiscal des vieux chrétiens, bouleverserait l'équilibre économique de la région. En 1525, les convertis d'origine juive ou musulmane de la première génération sont nombreux, tandis que la deuxième et troisième génération de conversos forme un groupe social important. Le Saint-Office traite en hérétiques ceux qui sont accusés de « judaïser », et ses condamnations ont traîné en quarante ans des milliers d'exécutions sur le bûcher. Faire table rase des conversions forcées, ce serait saper l'autorité royale face aux nobles et aux villes, et le rempart de l'Espagne contre les nouvelles doctrines venues d'Allemagne. C'est l'ordre public dans son ensemble qui pourrait être menacé par des contestations concernant la conversion des minorités religieuses.
7
Commence alors le temps d'éradiquer l'islam. Aux yeux de l'Église, les morisques restent bien distincts des vieux chrétiens. L'expression « nouveaux convertis » est encore employée au concile provincial de Tolède en 1582. Ils sont l'objet d'une pastorale et d'une surveillance particulière. La politique d'assimilation des morisques se fonde sur le repérage et l'interdiction de leurs pratiques spécifiques, dénoncés comme autant de voies de transmission de l'islam. À la fin de ce siècle, les partisans de la conversion des musulmans, exaspérés par l'attente d'un succès toujours différé, doivent reculer devant ceux qui préconisent des mesures plus radicales, les deux courants de pensée thomiste et scotiste continuent à coexister. Les hommes d'Église ne s'accordent pas sur les solutions, entre une politique de conversion toujours plus coercitive et une expulsion qui viendrait réparer l'erreur des conversions initiales. La ligne qui partage les moyens rigoureux et les moyens doux se déplace durant la période, avec des propositions d'une brutalité croissante.
8
Avec une analyse infiniment plus détaillée que ce compte rendu, l'auteur nous transpose dans le monde infiniment violent de la période et sa problématique.
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Après la conquête, les Rois facilitent les départs vers l'Afrique du Nord qui permettent d'éloigner les éléments les plus hostiles à la domination chrétienne. Les privilégiés, notables et chefs militaires qui peuvent conserver ailleurs leur position sociale, et les plus démunis, n'ayant rien à perdre, s'en vont. Ce mouvement de retraite vers les terres de l'islam s'accorde avec la position dominante des juristes musulmans : il est impossible de pratiquer convenablement l'islam dans un pays qui n'est pas sous la souveraineté musulmane. Cette position est soutenue par le jurisconsulte al-Wancharissî de Fès qui se fonde largement sur la fatwa d'Ibn Arabî. Ceux qui restent en terre infidèle sont considérés comme des tributaires, l'équivalent des dhimmis, le statut acceptable pour les infidèles en terre d'islam.
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Mais de leur côté, Isabelle et Ferdinand veulent éviter le dépeuplement soudain de leur nouveau royaume. C'est pourquoi ils ne penchent pas en faveur d'une expulsion générale des vaincus, ni d'une émigration massive qu'ils rendent plus difficile à partir de 1495. Plus encore, ils ont commencé à favoriser l'arrivée de colons chrétiens sur les territoires conquis, suivant un procédé de repeuplement mis en œuvre pendant la Reconquête. Entre 1485 et 1500, quarante mille chrétiens venus de Castille s'installent dans le Royaume de Grenade. La politique démographique des Rois vise à mettre en valeur le territoire et à faire basculer le rapport démographique entre chrétiens et musulmans dans un sens favorable aux premiers. Grenade et ses environs attirent les immigrants qui, bénéficiant d'avantages fiscaux, s'installent sur les propriétés achetées à ceux qui partent. Profitant des perspectives d'emploi ou de profit plus ou moins licites offertes par l'ouverture de l'ancien émirat, arrivent aussi des aventuriers et des délinquants. Des musulmans, enfin, viennent clandestinement de Castille, de Valence et d'Aragon, suivant des voies de circulation qui existaient avant la conquête. Le régime des capitulations ne s'applique pas à ces étrangers qui, pour une part, facilitent la communication entre les Grenadins et les autorités (certains sont employés à reconstruire l'Alhambra), mais dont le nombre est rapidement perçu comme un danger : ils sont frappés par une mesure d'expulsion en 1498. La recomposition de la population par l'émigration et le repeuplement se traduit par la baisse de l'élément musulman. À la fin du siècle, il reste environ cent cinquante mille musulmans dans le royaume de Grenade, ce qui signifie que près de la moitié de la population de l'ancien émirat a opté pour l'exil, soit au lendemain de la prise de Grenade, soit dans la période des soulèvements de 1499-1500.
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Les Rois choisissent Talavera pour mener le projet d'évangélisation des musulmans et des Juifs. Confesseur de la reine Isabelle, Talavera est le premier archevêque de Grenade. L'évangélisation telle qu'il la conçoit repose sur l'enseignement de la doctrine. Il est possible que l'archevêque ait visé particulièrement les Fuqaha. Toutefois, peut-être les Fuqaha écoutent-ils l'archevêque tout comme les théologiens chrétiens lisent alors le Coran : pour mieux le réfuter devant les ouailles. L'évangélisation promue par Talavera vise à la transformation complète de l'individu : il doit non seulement adopter les rites chrétiens (signe de croix, adoration des images), savoir réciter les prières et fréquenter les serments, mais aussi abandonner sa langue natale et ses mœurs ancestrales, au profit de celles des chrétiens. Parce que Talavera privilégie l'évangélisation par la persuasion, les historiens ont longtemps vu en lui un modèle de tolérance et d'humanité opposé à l'intransigeant, au fanatique Cisneros. Le surnom de « saint Alfaqui » que lui donnent les musulmans montrerait qu'il a su gagner leur respect.
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Contrairement à Talavera, Francisco Jiménez de Cisneros, également un prélat réformateur, a accompli sa carrière sous la protection de la puissante famille Mendoza, soutien essentiel de la reine Isabelle. Il est distingué par la fermeté avec laquelle il a ramené les religieux à un mode de vie plus ascétique, conforme à l'observance stricte de la règle. À Grenade, il doit traduire dans les faits les deux grandes orientations de la politique royale : la lutte contre l'hérésie, dont l'Inquisition est l'instrument, et la conquête des âmes. Pour mieux comprendre la séquence décisive qui commence alors, il faut distinguer les deux versants de l'action de Cisneros, la réconciliation des renégats devant l'Inquisition et la conversion de la population musulmane.
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À Valence, les musulmans valenciens passent pour les alliés des ennemis grenadins, turcs ou égyptiens. En 1481, déjà, les jurats de Valence signalent que leur présence constitue une menace pour la sécurité publique. Durant la guerre ils montrent leur solidarité avec les Nasrides en leur envoyant de l'argent, faute de pouvoir leur fournir une aide militaire. Une politique restrictive de Ferdinand intervient alors pour ordonner en 1486 que la législation des signes distinctifs soit observée. Deux ans plus tard, il entreprend de mettre un terme aux rassemblements festifs de Tortosa. Cette politique restrictive recueille l'adhésion de la population chrétienne. L'expulsion des musulmans de Castille perturbe les relations entre musulmans et chrétiens dans le royaume de Valence en renforçant la méfiance réciproque. À partir de 1520, la révolte se diffuse dans le royaume. Plusieurs villes se joignent à la Germania telles que Xàtiva, Alzira et Orihuela qui relèvent du domaine royal, et quelques localités des terres seigneuriales. Les incitations matérielles et les accords passés avec la Couronne qui entérinaient le passage des aljamas au christianisme permettaient de valider les conversions forcées. Pour célébrer les baptêmes, les pouvoirs laïcs, légaux ou non, doivent obtenir la collaboration du clergé. Les curés en première ligne affichent leur réticence à procéder à des conversions rapides. Les considérations économiques qui n'ont pas joué dans les baptêmes forcés un rôle déterminant pèsent lourdement au lendemain des événements. Tous les groupes savent que la conversion, si elle était suivie d'un alignement des intéressés sur le régime fiscal des vieux chrétiens, bouleverserait l'équilibre économique de la région. En 1525, les convertis d'origine juive ou musulmane de la première génération sont nombreux, tandis que la deuxième et troisième génération de conversos forme un groupe social important. Le Saint-Office traite en hérétiques ceux qui sont accusés de « judaïser », et ses condamnations ont traîné en quarante ans des milliers d'exécutions sur le bûcher. Faire table rase des conversions forcées, ce serait saper l'autorité royale face aux nobles et aux villes, et le rempart de l'Espagne contre les nouvelles doctrines venues d'Allemagne. C'est l'ordre public dans son ensemble qui pourrait être menacé par des contestations concernant la conversion des minorités religieuses.
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Commence alors le temps d'éradiquer l'islam. Aux yeux de l'Église, les morisques restent bien distincts des vieux chrétiens. L'expression « nouveaux convertis » est encore employée au concile provincial de Tolède en 1582. Ils sont l'objet d'une pastorale et d'une surveillance particulière. La politique d'assimilation des morisques se fonde sur le repérage et l'interdiction de leurs pratiques spécifiques, dénoncés comme autant de voies de transmission de l'islam. À la fin de ce siècle, les partisans de la conversion des musulmans, exaspérés par l'attente d'un succès toujours différé, doivent reculer devant ceux qui préconisent des mesures plus radicales, les deux courants de pensée thomiste et scotiste continuent à coexister. Les hommes d'Église ne s'accordent pas sur les solutions, entre une politique de conversion toujours plus coercitive et une expulsion qui viendrait réparer l'erreur des conversions initiales. La ligne qui partage les moyens rigoureux et les moyens doux se déplace durant la période, avec des propositions d'une brutalité croissante.
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Avec une analyse infiniment plus détaillée que ce compte rendu, l'auteur nous transpose dans le monde infiniment violent de la période et sa problématique.
Pour citer cet article
Référence papier
Mustapha Naïmi, « Isabelle Poutrin, Convertir les musulmans. Espagne, 1491-1609 », Archives de sciences sociales des religions, 160 | -1, 258.
Référence électronique
Mustapha Naïmi, « Isabelle Poutrin, Convertir les musulmans. Espagne, 1491-1609 », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 160 | octobre-décembre 2012, mis en ligne le 27 mars 2013, consulté le 28 mars 2013. URL : http://assr.revues.org/24699
Référence papier
Mustapha Naïmi, « Isabelle Poutrin, Convertir les musulmans. Espagne, 1491-1609 », Archives de sciences sociales des religions, 160 | -1, 258.
Référence électronique
Mustapha Naïmi, « Isabelle Poutrin, Convertir les musulmans. Espagne, 1491-1609 », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 160 | octobre-décembre 2012, mis en ligne le 27 mars 2013, consulté le 28 mars 2013. URL : http://assr.revues.org/24699
Source: revues.org
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