Bernard Vincent
Les études morisques se portent bien. Les deux volumes consacrés aux libros de plomo du Sacramonte coordonnés récemment par Manuel Barrios Aguilera et Mercedes García-Arenal comme l’ouvrage à paraître de Manuel Chaves Fernandez et Rafael Pérez sur les Morisques de Séville entre 1569 et 1610 ou la thèse sous presse de Javier Moreno Díaz del Campo sur les Morisques de La Mancha l’attestent (Manuel Barrios Aguilera y Mercedes García-Arenal [éd.], Los plomos del Sacromonte. Invención y tesoro, Valence, 2006). Et, bien entendu, le volumineux livre de Trevor J. Dadson consacré au petit village de Villarrubia de los Ojos qui appartenait au xvie siècle aux « cinco villas del Campo de Calatrava ». Si je fais ce rappel c’est, d’une part, pour mieux souligner le foisonnement actuel en la matière et, d’autre part, pour situer l’originalité de la démarche et de l’apport de Trevor J. Dadson. Son livre ne constitue pas la première monographie sur un lieu ayant abrité une communauté morisque – l’exemple d’Avila analysé par Serafín de Tapia en témoigne – mais jamais n’avait été réalisée une étude ambitieuse sur un agrégat aussi réduit, 250 feux, soit à peine 1 000 habitants morisques à la veille de l’expulsion du territoire espagnol en 1609. Le contraste est saisissant entre ces 1 000 personnes et les 1 328 pages que contient le volume dont 500 environ d’annexes principalement documentaires. Cette abondance est sans doute excessive et cependant aisément explicable.
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Trevor J. Dadson est un chercheur reconnu de la littérature et de la culture hispaniques du Siècle d’or. À priori, rien ne le destinait à s’aventurer dans les études morisques. Mais l’un des poètes dont il a examiné l’œuvre est Diego de Silva y Mendoza (1564-1630) qui fut comte de Salinas et marquis d’Alenquer et qui exerça en particulier la charge de vice-roi du Portugal entre 1617 et 1624. Soucieux de cerner tous les faits et gestes du comte-poète, Trevor J. Dadson a consulté attentivement de nombreux fonds d’archives et au premier chef ceux des Archives historiques provinciales de Saragosse où sont déposés les papiers de la maison ducale de Híjar qui a absorbé les possessions des comtes de Salinas. Il y a découvert un gisement documentaire exceptionnel ayant trait aux morisques de Villarrubia, localité qui a été aliénée de l’ordre militaire de Calatrava en 1552. Le IIIe comte de Salinas l’acheta alors pour 93 483 ducats. De ce fait, la communauté morisque locale a, par rapport à toutes ses sœurs de La Manche, l’originalité de relever d’un seigneur noble. Trevor J. Dadson, dans le but de faire une enquête impeccable, compléta les dépouillements de Saragosse par d’autres principalement opérés à Simancas, Madrid et Villarubia même où les registres de baptêmes et de mariages sont conservés depuis la fin des années 1580. Nous avons de la sorte une très belle illustration des vertus d’un travail établi à une très petite échelle. Il est certain que des phénomènes difficiles à appréhender à l’échelle régionale ou à l’échelle nationale sont mis en lumière et, en particulier, les relations quotidiennes entre Vieux-Chrétiens, Morisques, représentants du seigneur et éventuellement le seigneur lui-même.
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Le livre comprend trois substantielles parties intitulées « Sur le chemin de l’assimilation », « La dure épreuve de l’expulsion » et « Fin du trajet ». On le voit, l’expulsion est ici au cœur du propos. La première partie est une longue mise en place de la villa depuis la fin du xve siècle : son passage du contrôle de l’ordre militaire à celui du seigneur, ses structures administratives et économiques, sa population dans toute sa diversité (aux Vieux-Chrétiens et aux Mudéjares antiguos s’ajoutent les Grenadins expulsés de leur royaume d’origine en 1570) sont tour à tour examinés.
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Trevor J. Dadson s’attache minutieusement à l’expulsion générale des Morisques. Près de 300 pages sont consacrées aux seules années 1609-1614. C’est là l’un des apports majeurs du livre car, étrangement, l’expulsion, le processus qui y a conduit et ses modalités concrètes restent mal étudiées. On a assez peu progressé depuis la Géographie de l’Espagne morisque d’Henri Lapeyre. Ici, est parfaitement démontré le contraste entre la relative simplicité des opérations menées dans la couronne d’Aragon, surtout dans le royaume de Valence, et l’extrême complexité, pour ne pas dire parfois la confusion, de celles réalisées au sein de la couronne de Castille. Le cas de Villarubia est à cet égard paradigmatique. Il a fallu une lente préparation en trois temps (autorisation de départs volontaires en décembre 1609, expulsion des Grenadins, Valenciens et Aragonais installés en Castille en juillet 1610, expulsion générale des Morisques de Castille, de la Manche et d’Estrémadure le 22 mars 1611) pour imposer la mesure. Mais les résistances ont été suffisamment fortes et efficaces pour permettre le retour de beaucoup d’expulsés, et une deuxième fois l’expulsion est entreprise en mai-juin 1612. Une fois de plus les résultats sont limités, si bien qu’à la fin du printemps 1613 une troisième tentative a lieu.
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Le bilan est mitigé, j’y reviendrai. Villarrubia retrouve le calme à la fin du règne de Philippe III et sous celui de Philippe IV. Les Morisques qui ont échappé à l’exil, soit parce qu’ils ne sont jamais partis soit parce qu’ils sont revenus, ne sont plus inquiétés et cherchent à récupérer et à consolider leur patrimoine. Ils se fondent peu à peu dans la population locale au point que, selon Trevor J. Dadson certains de leurs descendants y vivent toujours.
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D’une certaine manière est présenté ici l’envers de l’expulsion. Lapeyre et beaucoup de chercheurs à sa suite ont tenté d’évaluer le nombre de départs, globalement ou localement. Dadson y attache peu d’attention, mais il s’intéresse très précisément à ceux qui restent. Il n’est certes pas le premier et, de ce point de vue, on peut regretter que le travail de François Martinez injustement ignoré des spécialistes ne figure pas dans la bibliographie (La permanence morisque en Espagne après 1609 [discours et réalités], Lille, 1999). Mais son insistance à vouloir cerner les catégories ayant prétention à être exemptées de l’expulsion (malades, épouses [ou époux] de Vieux-Chrétiens, Morisques considérés ou se considérant bons chrétiens, Mudéjares antiguos) ouvre de nombreuses perspectives. Les deux dernières catégories sont remarquables et peuvent d’ailleurs n’en faire qu’une, parce que les Mudéjares antiguos appartiennent à des familles ayant été pendant des siècles au contact des chrétiens et leur ayant ainsi beaucoup emprunté. Ce sont précisément les quelques 600 Mudéjares antiguos de Villarrubia qui sont au cœur du livre. En effet, alors que le village possède environ 750 feux vers 1610, soit près de 3 000 habitants, les Morisques en constituent le tiers, soit 250 feux ou 1 000 personnes partagées entre Granadinos (100 feux ou 400 personnes) et Mudéjares antiguos (150 feux ou 600 personnes).
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Ces derniers luttent désespérément pour échapper à l’exil. Ils invoquent deux arguments principaux : la pleine assimilation de certains d’entre eux et les privilèges qui sont les leurs. Les Mudéjares antiguos de Villarrubia, comme tous ceux des cinq villes du Campo de Calatrava (Almagro, Daimiel, Bolaños, Aldea del Rey) avaient obtenu au printemps 1502 un statut équivalent à celui des chrétiens (liberté de résidence et de mouvement, participation paritaire au gouvernement municipal, garantie des biens et des contrats notariaux antérieurs plus un moratoire empêchant l’intervention de l’inquisition). À trois reprises, en 1514, 1577 et encore en 1625, les Mudéjares antiguos des cinco villas cherchèrent à faire confirmer leur position socio-juridique privilégiée. Et ils ne cessèrent de lutter pour limiter les initiatives inquisitoriales. Il semble que ceux de Villarrubia eurent plus de chance que leurs voisins, victimes d’une violente répression, surtout ceux de Daimiel entre 1538 et 1545. Peut-être est-ce le signe d’une plus profonde assimilation, ou encore d’une plus grande habileté ou d’une moindre visibilité ?
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Trevor J. Dadson croit en l’assimilation des Morisques et en leurs relations harmonieuses avec leurs concitoyens Vieux-Chrétiens, le sous-titre de l’ouvrage l’indique bien. Il en vient même à employer l’expression de fiebra de asimilación (p. 284). À l’appui de sa thèse, porté par une forte tendance des études morisques actuelles, encline à scruter les convergences plutôt que les écarts entre communautés, il tente d’en fournir des indices. Par exemple, il est beaucoup question des prêtres originaires de familles de Mudéjares antiguos, par exemple Pedro Naranjo et son cousin Alonso Rodríguez, Pedro López, Juan Bernardo. Par ailleurs, deux membres de la communauté, Alonso et Francisco de Salazar, servent le roi en Flandres.
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Mais il faudrait s’entendre sur le sens que l’on donne à assimilation. Certes, les Mudéjares antiguos de Villarubia et avec eux tous ceux du Campo de Calatrava ne parlent pas l’arabe et ne portent pas de vêtement particulier. Pourtant, en 1610, ils vivent toujours dans un quartier séparé, le Barrio Nuevo, et l’endogamie est à peu près totale en matière d’alliances matrimoniales. On apprend dans une note (p. 250) que, devant notaire, les témoins des Morisques sont Morisques et les témoins des Vieux-Chrétiens sont Vieux-Chrétiens. Ajoutons que, dans sa thèse, Francisco Javier Moreno Díaz del Campo considère que les Mudéjares antiguos avaient pour l’essentiel été écartés par les Vieux-Chrétiens du pouvoir municipal, au plus tard dans les années 1570. Sa démonstration porte sur l’ensemble des Cinco Villas, mais Villarrubia fait-elle vraiment exception ? Sans doute est-ce la localité où le processus d’intégration – que je préfère ici à celui d’assimilation – est le plus poussé, mais, pour autant, toutes les barrières ne sont pas tombées. Et, on aimerait en savoir davantage sur les dénonciations dont sont victimes les Grenadins de la part des Mudéjares antiguos et qui sont très (trop) rapidement évoqués. Cette intéressante remarque est contradictoire avec celle de la p. 318 selon laquelle, au moment de l’expulsion, les Grenadins auraient cherché la protection des Mudéjares antiguos (amparándose en su sombra).
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Il me semble que dans la démonstration de ce livre fait défaut une plus grande préoccupation pour les Morisques granadinos arrivés en 1570-1571. Leur présence n’a pu que troubler les relations nouées au quotidien entre Vieux-Chrétiens et Mudéjares antiguos. Ces derniers tiennent-ils les Granadinos à distance ne serait-ce que pour préserver leurs privilèges ? ou exercent-ils à leur égard une solidarité active et repérable ? Par exemple, l’endogamie matrimoniale est-elle limitée au groupe des Mudéjares antiguos ou s’étend-elle à tous les Morisques ?
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Le problème majeur posé par cet ouvrage est celui de la représentativité. On accorde volontiers à Trevor J. Dadson que le cas de Villarubia constitue un laboratoire de qualité exceptionnelle enrichissant considérablement la problématique morisque. Il nous offre ce que l’on peut appeler un possible entre beaucoup d’autres. Mais, en aucune manière il ne s’agit d’un modèle. Certes, le livre s’ouvre sur l’épisode de la seconde partie du Quichotte dont Ricote est le héros. Il ne faudrait pas tomber pour autant dans le syndrome de Ricote ou, plus exactement, dans celui d’Ana Félix. Les postures des minoritaires et celles des Vieux-Chrétiens à leur encontre sont infinies, et toutes sont évidemment intéressantes. Il importe cependant de dégager, parmi elles, celles qui nous permettent de comprendre pourquoi les événements se sont déroulés comme ils se sont déroulés. Pour ce faire, il convient de ne pas idéaliser la société vieille-chrétienne. Si les résistances à l’expulsion des Morisques de Villarubia sont à la fois impressionnantes et efficaces, résistances parfois intéressées à commencer par celle du comte-seigneur, l’insistance de la Monarchie et de ses agents à vouloir réaliser une opération complète ne me paraît pas moins remarquable, insistance dont les résultats sont, malgré quelques limites dont celle de Villarubia, évidents.
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Quels exemples similaires à celui de Villarubia peut-on trouver ? Sans doute ceux du Val de Ricote, ceux d’Alcantara et de Valencia d’Alcantara en Estrémadure septentrionale plusieurs fois évoqués dans ce livre, de quelques lieux de Castille comme Atienza et Molina, et aussi des villages de la basse vallée de l’Èbre. L’énumération n’est pas exhaustive mais, de toute manière, les effectifs concernés sont minces. N’oublions pas qu’à Villarrubia il est question, à condition que tous soient revenus, de 600 personnes. À Molina et à Atienza, les familles demeurées sur place seraient, entre les deux lieux, une trentaine. Le total pour l’Espagne entière n’atteint probablement pas la dizaine de milliers de Morisques, auxquelles il faudrait ajouter les enfants, les personnes âgées, les malades, les conjoints de chrétiens dispersés sur tout le territoire mais jamais nombreux.
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C’est pourquoi je ne peux partager certaines conclusions formulées par Trevor J. Dadson. « ¿ Es Villarubia una excepción que confirma la regla del éxito de la expulsión ? » se demande-t-il pour ajouter : « Nos parece harto improbable y por muchas razones. En primer lugar, en pueblos donde se reuniesen las mismas o parecidas condiciones que en Villarrubia – lugar de señorío, apoyo decidido del señor y de sus oficiales, alto grado de asimilación de los moriscos, peso económico y humano notable de los moriscos, coexistencia pacífica con los cristianos viejos – no tenemos por qué suponer que no pudiesen haberse quedado los moriscos. » Remarquons que cela fait déjà beaucoup de facteurs rarement réunis. Je crois donc, au contraire, qu’il s’agit d’un cas, certes qualitativement riche en enseignements, probablement pas unique, mais représentatif d’une réalité limitée. Sinon, on se demanderait comment 200 000 à 250 000 Morisques se seraient installés définitivement en Afrique du Nord, et d’autres, dont le nombre est incertain, en France, en Italie et dans le bassin de la Méditerranée orientale.
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Reste la difficile et fondamentale question de l’assimilation. J’ai dit plus haut mes réticences à la perception des phénomènes par Trevor J. Dadson à cet égard. Les situations varient à l’infini selon les circonstances locales. Mais il me semble qu’en 1610, même lorsque beaucoup de facteurs favorables à une bonne intégration sont réunies, celle-ci reste imparfaite. Les différences qui subsistent sont suffisantes pour servir de marqueur au moindre incident. Je ne peux souscrire au propos exprimé par l’auteur p. 36 à la fin de son introduction. Il affirme que les habitants de Villarubia étaient au xvie siècle « gente que demostró que sí que era posible vivir en paz con sus vecinos, de la raza y etnia que fuesen, e intentar crear una sociedad plural en la que cabían todos ». Cette phrase et quelques autres me semblent utiliser un vocabulaire inadéquat. Par exemple, p. 27, l’expulsion des Morisques est considérée « en cierto modo el primer ejemplo de limpieza étnica en Europa ». Il convient de rappeler que l’on ne trouve aucune trace de l’argument ethnique dans la documentation normative de l’expulsion. Sont invoqués l’hétérodoxie religieuse et le péril représenté par des Espagnols coupables de félonie. En revanche, il me semble légitime de s’interroger sur les éléments en germe dans la société de l’âge moderne conduisant à l’expression théorisée du racisme au xixe siècle. Il n’en reste pas moins que l’examen minutieux des attitudes des Vieux-Chrétiens, tant des voisins des Morisques que de ceux qui exercent à plusieurs niveaux le pouvoir est indispensable. À cet égard, Trevor J. Dadson nous montre la voie, mais il faudra multiplier les enquêtes de ce type et expliciter le pourquoi de ces attitudes. C’est à ce prix que l’on comprendra mieux les difficultés des cheminements conduisant à l’intégration.
Référence électronique
Bernard Vincent, « Trevor J. Dadson, Los moriscos de Villarubia de los Ojos », Mélanges de la Casa de Velázquez [En ligne], 38-2 | 2008, mis en ligne le 11 octobre 2010, consulté le 20 octobre 2010. URL : http://mcv.revues.org/622
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