L'entreprise considérable qu'est"gouverner le monde" n'a jamais été aussi bien menée par l'Espagne qu'au XVIe siécle, époque qui a été qualifiée de Siècle d'Or. L'histoire retient qu'entre 1474, date à laquelle Isabelle détint solidement le pouvoir en Castille et 1580, lorsque te Portugal passa sous la coupe de Philippe II, les souverains qui se sont succédé ont rassemblé les éléments d'un puzzle et fait de l'ensemble de la péninsule ibérique un Etat. Là réside le coeur de l'Empire. Un coeur assez solide ou dynamique pour diriger des possessions éparpillées entre les quatre continents alors connus.
Un tel monstre a suscité bien des envieux. Sa force et sa chance ont été d'avoir, malgré les convoitises, réussi à éloigner les engagements militaires hors de ses frontières. Bartolomé Bennassar intitule l'un des chapitres de son ouvrage Un Siécle d'Or espagnol, Quand la guerre est lointaine, l'Espagne, territoire de paix et rappelle qu'entre 1525 et 1640 le paysan castillan ou aragonais a vécu, somme toute, des jours heureux. Mais ne nous leurrons pas. Comme lui-même le dit aussitôt, la. paix et la sécurité ne sont que relatives. Prendre la mesure des exceptions revient alors à mettre em lumière la fragilité de l'Empire à son apogée.
Si l'on considère ce paradoxe comme pertinent, la question morisque revêt un singulier intérêt. Comment ne pas souligner, à la faveur de ce congrès aux amples perspectives, que la résistance morisque fut la première resistance "nationale" que l'Etat espagnol eut à affronter? Active dés les premières années du XVIe siècle, elle est antérieure à toute les autres, celles des Pays-Bas, de Catalogne, du Portugal et d'ailleurs. Et comment ne pas rappeler qu'elle se manifeste en des lieux dont l'importance stratégique est capitale? Elle agit à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de la péninsule ibérique. Enorme plaie située au coeur de l'empire, elle n'a cessé d'inquiéter les princes et tous ceux qui eurent alors une once de pouvoir. Fernand Braudel a bien montré à quel point les communautés morisques ont été perçues en Espagne comme une tête de pont potentielle de l'Islam méditerranéen, celui d'Istanbul et d'Alger, comme une possible"cinquième colonne" pour reprendre une heureuse expression d'Andrew Hess1. Mais il est curieux de constater combien en la matière l'héritage braudélien est assez mince. L'historiographie a largement sous-estimé la menace musulmane dans la mer intérieure.
Eblouis par les feux du Siécle d'Or ou fascinés par le développement du trafic atlantique, les chercheurs ont souvent laissé dans l'ombre le monde méditerranéen, du moins après Lepante, comme si cette aire avait été brutalement rayée de la carte. Et les spécialistes des Morisques ont eu trop tendance à privilégier l'analyse d'aspects partiels, religieux, économiques et sociaux. La démarche était et reste nécessaire mais à condition de ne pas sacrifier les vues globales et comparatives. Andrew Hess, toujours lui, parte à juste titre de la"forgotten frontier"2. Or on peut affirmer qu'en Espagne celle-ci hanta en permanence les esprits non seulement à l'époque de Charles Quint mais aussi à celle de Philippe II, de Philippe III et même de Philippe IV.
Rappelons les grandes lignes du problème morisque. La dernière phase de la Reconquista s'est achevée avec la prise de Grenade en 1492. Les musulmans du royaume nasride demeurés sur place abtinrent un statut identique à celui de leurs coreligionnaires du royaume de Valence, du royaume d'Aragon ou d'ailleurs en Espagne, le statut de mudejares. Ils conservaient tous leurs droits et en particulier le libre exercise du culte. Mais les nombreuses entorses faites aux disposition royales provoquèrent l'exaspération des mudajares grenadins. L'insurrection se développa à partir du mois de décembre 1499 et. tint la dragée haute aux armées royales jusqu'au printemps 1501. Les musulmans finalement défaits furent contraints de choisir entre l'exit et la conversion au christianisme. L'immense majorité d'entre eux recut le baptême. En février 1502, les mudéjares des autres terres de la Couronne de Cas tille, en 1525, ceux des terres de la Couronne d'Aragon subirent le même sort. Au-delà de cette dernière date, il n'y avait officiellement plus de musulmans sur le territoire espagnol. Et bientôt les membres de ces communautés furent appelés morisques.
350.000 à 400.000 personnes sans doute se trouvaient ainsi, vers 1525-1530, dans la situation ambiguë et inconfortable de nouveaux chrétiens comme disent les textes. Ambiguë parce que malgré l'officielle conversion, ils n'avaient en rien renoncé à leur foi ancestrale. Inconfortable parce que désormais toute forme d'attachement à l'islam était illicite et susceptible d'attirer les fourdes d'un tribunal civil ou ecclésiastique et en particulier le l'Inquisition. Personne d'ailleurs ne se faisant d'illusions quant aux sentiments des Morisques. C'est bien pourquoi abondent, tout au long du XVIe siècle, les mesures destinées à accélérer le processus d'assimilation et que sont organisées de vastes campagnes d'évangélisation. Il ne s'agit pas ici de revenir sur les détails de cette politique mais il convient de souligner qu'elle était dictée par la préoccupation constante et souvent angoissée des autorités.
Il est vrai que celles-ci avaient quelques raisons de s'inquiéter. Bien sûr la nation morisque est éclatée. Mais si 400.000 personnes ne représentaient guère plus de 6 ou 7% de la population espagnole de l'époque, elles étaient principalement groupées en trois ensembles relativement homogènes, aragonais, valencien et granadin. Le premier était dans la première moitié du XVIe siécle fort de 60.000 à 70.000 individus, le second de 90.000 à 100.000, le troisième de 150.000 environ, soit respectivement environ un cinquième, un peu moints du tiers, un peu plus de la moitié de la population des zones concernées. Et si valenciens et grenadins étaient séparés par le royaume de Murcie ou la présence morisque était beaucoup plus diffuse, les contacts entre valenciens et aragonais étaient aisés. Enfin grenadins et valenciens vivaient souvent à proximité de la côte et avaient de ce fait de grandes facilités pour entrer en relation avec les barbaresques.
Les Morisques ont su d'emblée remarquablement s'organiser dans la clandestinité. Plusieurs éludes récentes ont bien montré que partout où cela fut possible les aljamas, des mudejares dont l'existence était reconnue à l'époque précédente ont été maintenues. Cela en dit long sur la cohésion et la solidarité à l'intérieur des communautés rurales. Ainsi Jean-Pierre Dedieu fait ressortir que l'organisation politico-administrative des cinq aljamas du campo de Calatrava, dans la Manche, n'a rien perdu de son efficacité en 1538 alors que théoriquement elles ont disparu en 1502. Utilisant toutes les arguties possibles, les délégués des cinq communautés obtiennent de l'inquisiteur du tribunal de Tolède la suspension de mesures coercilives3. Regina Pinilla Perez de Tuleda souligne que la moreria de Jaliva, cité du sud du royaume de Valence, intervient indépendamment de la municipalité à plusieurs reprises entre 1525 et 15234. Raphaël Carrasco insiste sur le rôle joué part les aljamas des morisques levantins chaque fois qu'une crise s'annonce. En 1568, onze syndics des aljamas du nord de Valence se rendent plusieurs fois auprès du vice-roi. En 1604 encore, à la veille de l'expulsion des Morisques du territoire espagnol, l'aljama de Jaliva réclame l'application d'un vieux privilège selon lequel elle pouvait avoir six alfaquis et faire appeler les fidèles pour la prière5. Un document de 1558 fait état de la réunion de 82 représentants de villages des Alpujarras, le versant méridional de la sierra Nevada. Touts sont alguacil ou regidor. Ils excercent donc le pouvoir au niveau local dans cette micro-région du royaume de Grenade ou ils constituen 90% de la populacion. Les institutions sont ici un moule qu'utilisent les crypto-musulmans pour se concerter el peser sur les décisions des autorités. L'objet de la démarche des délégués alpujarreños est la désignation d'un procureur chargé de suivre leurs affaires devant le tribunal civil et criminel6. Ainsi les Morisques saisissent toutes les opportunités pour agir collectivement dans le cadre de la légalité ou à la limite de celle-ci. Mais l'activité para-officielle masque celle, souterraine et permanente, qui anime les communautés. Dans la clandestinité, les alfaquis sont les chefs religieux qui maintiennent par leur enseignement et leurs conseils le zèle religieux de leurs co-religionnaires. Ils cachent leurs initiatives derrière une activité professionnelle qui n'éveille pas les soupçons. Ils peuvent être bouchers el ainsi procéder à l'abattage rituel du bétail ou barbiers ou tailleurs el circoncire les enfants. On encore muletiers on marchanda ambulants ce qui leur permet de se déplacer de village en village en toute impunité. Car l'Inquisition traque les prosélytes et est attentive au moindre signe.
Les fantastiques efforts consentis par les Morisques pour conserver leur foi et leur identité est facilitée par la pratique de la taqiyya. Louis Cardaillac a longuement analysé cette notion essentielle qui permet à l'Islam de perdurer en milieu hostile. La taqiyya; c'est la dissimulation, la précaution, la possibilité de feindre l'adoption extéricure de la religion imposée. Le fidèle devra seulement conserver au fond de son coeur sa foi musulmane7.
La doctrine de la taqiyya remonte aux aux premiers temps de l'Islam mais elle s'appliquait parfaitement à la situation des Morisques. Consulté par les"nouveaux-chrétiens" grenadins le mufti d'Oran Al Maghrawi proclama, en 1504, une fatwa en ce sens. Ce texte fondamental rencontre un très grand écho puisqu'on en connaît deux copies datant de 1563 et destinée aux morisques aragonais. Dans ces conditions, par leur résistance passive, les Morisques ont constitué un bloc indestructible même si, du fait de la clandestinité et de la simulation, ils perdaient le sens et parfois l'usage de gestes essentiels. Ils constituaient au début du XVIIe siècle un"islam affaibli" selon l'expression de Leila Sabbagh mais leur foi était intacte8. Et aussi leur mépris, leur dégoût, pour ne pas dire leur haine du christianisme.
C'est pourquoi il ne faut pas s'arrêter à la seule taqiyya qui n'est qu'un pis-aller. En somme les théologiens qui admettent sa licéité coasidérent qu'elle est un mal nécessaire en attendant des jours meilleurs. Il est remarquable que peu d'années avant Al maghrawi, un autre théologien algérien Ahmad Ben Yolia Al-Wancharichi ait donné deux fatwas tentant de répondre à des questions identiques. La première, de 1484, répond à des andalous ayant émigré au Maghreb mais souhaitant revenir en Espagne. La seconde, de 1495, s'adresse à un mudejar voulant demeurer dans l'Espagne chrétienne. Cette dernière surtout est intéressante pour notre propos. L'auteur de la fatwa préconise clairement la fuite, l'émigration en terre d'Islam.
Or on ne s'est pas assez intéressé à l'émigration morisque en direction des pays du Maghreb au XVIe siècle. Elle est difficilement quantifiable tant il s'agit le plus souvent d'opérations qui par définition n'ont pas laissé de trace. Quelques individus ou quelques dizaines d'individus, en pays valencien ou en pays grenadin, organisent soigneusement leur départ, préparent une embarcation ou attendent celle de barharesques complices pour gagner l'Afrique du nord. Nous ne connaissons que les entreprises ayant échoué et ayant entraîné l'ouverture d'un procès ou celles, massives, ayant connu un grand retentissement. Les autorités chrétiennes considérant le désir de partir en Berbérie comme un aveu d'une foi indéracinable en l'Islam, les malheureux qui étaient arrêtés lors d'une tentative avortée étaient condamnés à de lourdes peines par l'Inquisition ou les tribunaux civils. Les hommes étaient, presque à coup sûr. destinés aux galères. Nous pouvons glaner quelques exemples éloquents. Les archives de la capitainerie générale du royaume de Grenade constituent une véritable chronique des départs. Le 19 juillet 1555 est fait prisonnier un habitant d'Almayate qui voulait s'embarquer. Le lendemain, on séquestre les biens de plusieurs habitants de Competa coupables du même délit. Le 8 août une procédure identique est appliquée aux biens d'habitants du rio de Alcazar, le ler septembre, on constante que des habitants d-Enix sont partis, le 20 une enquête est ouverte à Albuñol à propos de la fuite de trois personnes, le 6 de novembre une autre enquête est menée a Adra, le 6 décembre, un habitat de Ycgen s'interpose lors du séquestre des biens de l'un de ses neveux qui a déserté9. Competa el Almayate sont des villages de la région de Malaga, le rio de Alcazar, Albuñol, Adra et Yegen appartiennent aux Alpujarras, Enix est proche d'Almeria: tout le sud du royaume de Grenade est concerné. Les archives de l'Inquisition donnent le même son de cloche. A l'autodafé de février 1560, 19 personnes dont 4 absents sont condamnées pour avoir gagné ou avoir tenté de gagner l'Afrique du nord, 13 autres le sont en novembre 1560, 3 en 1563, 2 en 1566, 6 en 1567, 24 en 156910. Ces chiffres sont très inférieurs à la réalité car l'indication du délit des condamnés est rarement portée dans les documents de l'époque. Notons qu'en 1569 trois des candidats à l'émigration subissent la peine capitale. Un dernier exemple sera emprunté au royaume de Valence. Les confessions, en 1574, des habitants de Carlet et de Benimodo révèlent l'étendue du phénomène, là aussi. Juan de Tous précise que son père se trouve en Berbérie, le circonciseur Morrei est à Alger, Francisco Fernandez avoue que tous ses parents sont partis11. Il n'est pas incongru de parler d'hémorragie continue qui traduit l'impatience de très nombreax morisques pour qui la taqiyya est insuffisante. Trois périodes ont été marquées par ces manifestations désespérées d'attachement a l'Islam; 1500-1515, 1526-1535 et 1550-1575. Les deux premières vagues illustrent l'impossibilité pour les Morisques grenadins d'abord, les valenciens ensuite d'accepter leur nouvel état de baptisés contraints; la troisième est un témoignage supplémentaire de la tension extrême entre les communautés chrétienne et crypto-musulmane avant et après le soulèvement des Alpujarras de 1568: Des villages entiers sont désertés par leurs habitants. Mais encore en juillet 1584, les Morisques de Callosa et de Polop, villages situés au nord d'Alicante, s'enfuient. L'émigration fut si massive que la population morisque était certainement moins nombreuse au début du XVII siècle que cent ans plus tôt et ce en dépit d'une fécondité élevée.
Le phénoméne eut des répercussions considérables. Il est à la base de ce que j'ai proposé naguère d'appeler la course barbaresco-morisque, laquelle est une manifestation éclatante du djihád. Les morisques émigrés sont de parfaits agents de renseignements et des éclaireurs efficaces des expéditions. Le scénario ne varie guère d'une fois à l'autre. Les assaillants débarquent à la nuit en un lieu désert et fondent au lever du jour sur le village-cible. Quelquefois ils en ravagent deux ou trois, saccageant les maisons, tuant les chrétiens qui s'opposent à eux, emmenant en captivité tous les autres, et repartant accompagnés de dizaines, voire de centaines de morisques las de supporter le joug chrétien. Sebastian Garcia Martinez a attentivement analysé ces attaques dans le ressort du royaume de Valence. Il cite une quarantaine de coups de mains d'importance entre 1503 et 1597 dont une dizaine au moins se déroulent avec un total succès12. Dans ce cas, à la panique que toute entreprise de ce type provoque s'ajoutent les destructions et surtout la réduction en esclavage de très nombreux habitants. Les archives abondent en sollicitations de victimes de la course ou de leurs parents qui n'arrivent pas à réunir les sommes nécessaires au rachat. Pour le royaume de Grenade, j'ai dressé récemment une liste de soixante-cinq attaques, écholennées entre 1501 et 147413. L'évocation de quelques raids particuliérement spetaculaires donne l'exacte mesure du péril redouté par le. chrétiens. Le 29 Juillet 1538, la petite ville de Villajoyosa, au nord d'Alicante où l'on célèbre aujourd' hui, sur mer, une fête de maures et chrétiens, subit l'assaut des hommes de Salah Rais, arrivés sur vingt-sept galiotes et fustes. La ville fut incendiée et les fortifications détruites. Le 23 août 1565, 400 barbaresques et morisques débarquaient sur la plage de Castell de Ferro, au sud de Grenade.
Ils fondirent sur le gros bourg d'Orjiva et repartirent avec 25 captifs 500 morisques. Le 24 novembre 1573, le caid Said el Doghali, morisque ayant auparavant émigré parvient à la téle de vingttrois embarcations sur la côte située au nord d'Almeria. Il pénètre le lendemain dans le village de Cuevas de Almanzora, lue une vingtaine de personnes et en emmène plusieurs centaines d'autres. Nous connaissons l'identité el l'âge de 225 d'enlre elles, des femmes et des enfants pour la plupart que l'on tente vainement de racheter dix ans plus tard encore14. En septembre 1583, la cible est Chilches, village au nord de Valence. Cette fois-ci les assaillants ont à faire face aux soldats valenciens. 15 morisques de la région sont arrêtés, condamnés à mort et écartelés. En somme il y eul au moins une expédition d'envergure par an sur le littoral andatou ou levantin15. On ne peut mieux souligner combien la course barbaresco-morisque a entretenu la peur des populations vivant à proximité de la côte, a paralysé l'économie locale et obligé les autorités à mettre en place un coûteux système de défense fondé sur l'édification de tours de vigie et de forteresses et sut la mobilisation de milliers d'hommes chargés de surveiller la mer et d'affronter les corsaires. Il faudra bien un jour évaluer le coût d'un tel effort dans le long terme.
La violence n'est pas moins grande à l'intérieur des terres. Pour s'en tenir à l'Aragon, quelques affaires peuvent être rappelées. Em 1531, un alguazil et son aide qui amenaient à Saragosc un prisonnier originaire du village de Mascarell sont assassinés. En 1555, à Plasencia de Jalon, à l'oues a la suite d'une arrestation, trois familiers de l'Inquisition et le curé du village sont lués. En 1570, un détenu est libéré par des Morisques à Gca de Albarrazin. Mais ceux qui catalysent ta résistance armée, ce sont les monfies. Considérés par leurs adversaires comme de simples bandits, ils étaient pour les musulmans des guerriers de la foi. Le terme même de monfi vient de l'arabe munfi qui désigne un homme banni ou exilé. Les monfies andalous, valencicns ou aragonais sont des partisans morisques organisés en bandes d'une dizaine d'hommes, parfois de plusieurs dizaines. Connaissant le terrain à merveille, bénéficiant du soutien de leurs coreligionnaires-ils ne s'éloignent jamais beaucoup de leurs bases- ils tiennent la dragée haute aux troupes lancées à leurs trousses. Ils s'en prennent surtout aux marchands, aux ecclésiastiques, aux membres des tribunaux. Là encore malgré un arsenal de dispositions prises à leur encontre et des moyens militaires conséquents ils ne cessent de représenter un danger pour l'Etat. Ils sont assez audacieux pour agir jusqu'au coeur des grandes villes. L'un des plus célèbres fut le grenadin Arroba dont les exploits terrifiaient tellement les chrétiens que l'on évitait tout déplacement sauf si l'on pouvait réunir une foule de gens16. Pedro Arroba et ses hommes tuèrent un noble, Valdivia, devant la porte de Guadix à Grenade et blessèrent en pleine ville Avellaneda, le-président de la chancellerie. Il péril, en 1537, près de Motril alors qu'il cherchait à gagner l'Afrique du nord. L'un de ses émules, Antonio Aguilar cl Joraique, sema la panique à l'est du royaume de Grenade de 1571 à 1573. Tous les efforts consentis pour mettre fin aux agissements de sa bande, y compris la négociation, furent vains. El Joraique se retira, semblet-il, en Berbérie17. Dans les années 1580, Solaya et ses hommes défrayèrent la chronique dans le royaume de Valence. Une fois de plus des négociations furent engagées mais, au mépris des accords signés, vingt et un membres de la bande ayant déposé les armes furent condamnés à trente ans de travaux forcés aux mines d'AImaden18.
Des bandes de monfies à la révolte, il n'y a qu'un pas. Forts de leur expérience quotidienne, les monfies étaient des leaders potentiels de mouvements de grande ampleur. Ce fut le cas lors de la grande affaire du soulèvement des Alpujarras en 1568 où des partisans célèbres comme Gonzalo el Seniz ou el Parlal de Narila jouèrent un rôle de premier plan. Cette immense explosion a mis en échec pendant près de deux ans les armées royales pourtant placées sous le commandement de don Juan d'Autriche, le futur vainqueur de Lepante. Seule la drastique décision d'expulser tous les Morisques du royaume de Grenade vint à bout de leur acharnement. Cet événement capital qui a creusé definitivement le fossé entre Chrétiens et Morisques n'est nullement isolé. Il n'est que le phare d'une résistance active et séculaire. Du premier soulèvement grenadin de 1499-1501 auquel il a été fait allusion plus haut aux oppositions armées à l'expulsion des Morisques du territoire espagnol en 1609-1610, les souverains ont eu a compter avec la pugnacité des minoritaires. L'agitation des communautés de la sierra de Bernia dans la région d'Alicante et de la sierra d'Espadan, au nord de Valence, refusant la conversion au christianisme, en 1526, est assez bien connue. Mais l'on sait moins que d'autres étincelles ont jailli, ça ou là, en mai 1512 et janvier 1514 à Grenade où les meneurs furent vite arrêtés, en août 1520 à Baza, en janvier 1521 à I luescar (ces deux petites villes étant situées au nord du royaume de Grenade), en janvier 1529 dans la région de Malaga, en janvier 1567 à Alhama de Granada, en 1574 à Teresa, non loin de Valence19. En 1577, un complot qui prévoyait l'attaque d'une triple escadre barbaresque à Barcelone, Valence et Denia est déjoué20. En 1580, est découverte, à Séville, une vaste conspiration organisée depuis l'Afrique du nord et ayant des ramifications dans toute l'Andalousie.21
Désormais les autorités sont sur le qui-vive. L'alerte de 1568-1570 a été des plus sérieuses. Les recherches les plus récentes ont révélé qu'en plusieurs points de la péninsule des Morisques se préparaient à prêter main forte à leurs frères grenadins. Le royaume de Valence est en effervescence. Déjà les Morisques du val de Uxo, en mai 1568, avaient manifesté une grande fébrilité et ceux de Chelva, en août, étaient sur le point de se soulever. En 1569, les Morisques de la baronnie de Cortes faisaient des préparatifs et ceux de la plaine de Buñol, des vallées de Cofrentes, Planes, Perpuchent, Gallinera, Guadalest s'affairaient de manière inhabituelle. Des incidents éclatèrent à Gandía le 23 juin 156922. Les Morisques d'Arcos et de Deza, à la limite entre les terres d'Aragon et de Castille étaient aussi aux aguets. Des liens existaient encore entre les grenadins immigrés et des habitants d'Hornachos en Extrémadure. Les brutis les plus alarmistes chez chrétiens. Les jésuites dont la correspondance est particulièrement riche sont d'excellents témoins du climat régnant. L'un d'eux installé à Alcalá de Henares n'affirme-t-il pas que 12.000 morisques valenciens ont pris les armes23. Un autre depuis Gandia indique que la ville est en état de siège afin de prévenir tout danger. Et il fait le point: les Morisques ne se sont pas encore soulevés mais ils sont troublés parce que des grenadins, des barbaresques et des hours-la-loi valenciens sillonnent le territoire et excitent les autochtones.
Pour lui comme pour tous, des gros nuages s'amoncellent au-dessus du royaume de Valence et la catastrophe est imminente24. Le document date d'avril 1570 alors que le mouvement grenadin est dans sa phase descendante. Un troisième évoque une prochaine descente de la flotte turque sur Majorque25.
sentiment que s'ils l'ont échappé belle entre 1568 et 1570 le cauchemar peut resurgir à n'importe quel moment. Aussi entre 1570 et 1610, accordent-ils crédit à la moindre rumeur. Ils n'ont pas tort car les contacts entre les Morisques et la Sublime Porte sont une réalité26. Et les prophéties qui annoncent la venue d'un libérateur venu de l'est vont bon train au sein des communautés de crypto-musulmans27. Enfin après 1580, les Morisques aragonais et valenciens sont en relations étroites et permanentes avec les protestants béarnais.
Des délégations se rendent chez le partenaire pour participer à des réunions. Les dernières connues datent de la premiére décennie du XVIIe siécle, à la veille de la décision de l'expulsion des Morisques d'Espagne28. Il est possible que tous ces projets aient été assez velléitaires ou mal conçus. Peu importe, la moindre arrestation, le moindre soupçon renforçait la thèse selon laquelle les Morisques étaient des félons que l'on ne pouvait maintenir sur le sol espagnol. Ils constituaient bien une frontière intérieure, une cinquième colonne ô combien dangereuse. Dès lors, tôt ou tard, les considérations d'ordre politique devaient l'emporter sur celles d'ordre religieux ou économique. Tôt ou tard, le sort des Morisques était scellé et l'expulsion inéluctable.
Notes:
1. HESS, A."The moriscos, An Ottoman 5th column in 16th Century Spain", The American Historical Review, LXXIV, 1968, pp.1-25.
2. HESS, A. The Forgotten Frontier. Chicago, 1978.
3. DEDIEU, J.P."Les Morisques de Daimiel et l'Inquisition (1502-1612)" IN: Les Morisques et leur temps. Paris, 1983, pp. 495-522.
4. TUDELA, R. Pinilla Perez de."Notas para un estudio de la moreria de Jativa (1519-1529)" IN: Religion, identité et Sources Documentares sur les Morisques Andatous. Tunis, 1984, t.1, pp. 225-267.
5. CARRASCO, R. Les Morisques levantins à ta croisée des pouvoirs: Religion, Identité et Sources Documentaires sur les Morisques Andalous, t.1, pp. 147-164.
6. ALCOCER, Melchior de. Archives notariales de Grenade. 1558, fol. 762.
7. CARDAILLAC, L. Morisques et chrétiens, un affrontement polémique (1492-1640). Paris, 1977, pp. 87-90.
8. SABBAGH, L. La religion des Moriscos entre deux fatwas."Les Morisques et leurs temps", op. cit., pp. 45-56. Les fatwas d'Al Maghrawi d'Al Wancharichi sont aussi étudiées dans la thése encore inédite de MEZZINE, Mohamed: Le temps des marabouts et des chorfa, essai d'histoire sociale marocaine à travers tes écrits de jurisprudence religieuse, Université Paris VII, 1988.
9. Toutes ces affaires font' l'objet de lettres qui se tronvent aux Archives de l'Alhambra, legajo 86, fol. 7, 8, 13, 16, 17, 18, 20.
10. FUENTES, J.M. Garcia. La Inquisicion en Granada en el siglo XVI. Grenade, 1981.
11. Archives de l'Inquisition de Valence. Collection privée.
12. MARTINEZ, S. Garcia. Bandolerismo, pirateria y control de moriscos en Valencia durante et reinado de Felipe II. Valence, 1977.
13. VINCENT, Bernard. Les corsaires en Andalousie orientale au XVIe siécle, Homenatge al doctor Sebastia Garcia Martínez. Valence, 1988, t. l, pp. 355-362.
14 VINCENT, Bernard. Un ejemplo de corso berberisco-morisco: el ataque de Cuevas de Almanzora (1573), Pedralbes, I, 1981, pp. 7-20; texte repris dans VINCENT, Bernard. Andalucía en la ed.ad moderna economia y sociedad. Grenade, 1985, pp. 287-301.
15. BENNASSAR, B. dans l'Histoire des Espagnols. Paris, 1985, t.l, p. 486, donne une carte des lieux du royaume de Valence ayant subi des attaques de la course.
16. Archives générales de Simancas. Estado, legajo 141, pièce 282.
17. VINCENT, Bernard El bandolerismo morisco en Andalucia (siglo XVI). Awraq, IV, 1981, pp. 167-178, repris dans B. Vincent, Minorías y marginados en la España del siglo XVI. Grenade, 1987, pp. 173-197.
18. MARTINEZ, S. Garcia. op.cit, p.80.
19. ORTIZ, A. Domínguez; VINCENT, B. História de los moriscos, vida y tragedia de una minoria. Madrid, 1978, pp. 145-146 pour toutes les affaires du royaume de Grenade. MARTINEZ, S.Garcia. op.cit p. 51 pour Teresa.
20. CARRASCO, R."Péril ottoman et solidarité morisque (la tentatice de soulèvement des Morisques des années 1577-1583)". Revue d'Histoire Maghrébine, XXV-XXVI, 1982, pp. 33-50.
21. Les détails les plus précis de cette affaire peu étudiée figurent dans PIKE.R.. Aristocratas y comerciantes. Barcelone, 1978, pp. 177-178 et dans DONCEL, J. Aranda. Moriscos en tierras de Cordoba. Cordone, 1984, pp. 310-312. Ce dernier auteur fait aussi état de rumeur de complot en Andalousie en 1596 et 1600.
22. ESTEBAN, E. Salvador. Felipe II y tos moriscos valencianos: las repercusiones de la revuelta granadina (1568-1570). Valladolid, 1987.
23. Arsi, Hisp. 113, fol. 289, document du 18 mars 1570.
24. Ibid, Hisp.114,fol.54.
25. Ibid, Hisp.114,fol.17.
26. Voir par exemple TEMINI, A."Une lettre des Morisques de grenade au sultan Suleiman Al Kumini en 1541". Revue d'Histoire Maghrébine, III, 1975, pp. 100-105.
27. CARDAILLAC, L."Le Turc, suprême espoir des Morisques". IN: Actes du 1ª Congrès d'Histoire et de Civilisation du Maghreb. Tunis, 1979, t. l, pp. 37-46. Du même auteur,"Le prophetisme, signe de l'identité morisque" IN: Religion identité et Sources Documentaires..., op.cit., t.l, pp. 138-146.
28. CARDAILLAC, L. Morisques et Chrétiens..., op.cit, première partie, chapitre III, Morisques ét protestants.
Référence électronique:
VINCENT, Bernard. Le péril morisque. Rev. hist. [online]. 1994, n.129-131 [citado 2011-03-17], pp. 121-131 . Disponível em:
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