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Apr 13, 2011

Microhistoire d’une déportation de morisques

Miguel Fernando Gómez Vozmediano et José Antonio Martínez Torres

La guerre entre les chrétiens et les morisques, ou encore les dispositions législatives contre les us et coutumes de ces musulmans espagnols ont donné lieu à quantité d’études qui, aujourd’hui, nous permettent de mieux connaître ces événements. Cependant, la thématique de la déportation des morisques du royaume de Grenade, vers les territoires de l’intérieur péninsulaire, a fait l’objet de peu de recherches capables de conjuguer de nouvelles méthodes d’analyse avec les résultats obtenus, il y a quelque temps déjà, par une vaste mais inégale historiographie locale1. Quoi qu’il en soit, ce que l’on ne peut nier actuellement, c’est que de 1570 à 1614 les déplacements des morisques grenadins en Estrémadure, Castille et à Murcie ont été nombreux, mettant en jeu une quantité non négligeable d’acteurs tels que complices, dénonciateurs, voire membres de l’administration royale. Ainsi, légalement, les morisques, qui proviennent en leur grande majorité du monde rural, dans le but de survivre et sous la protection des autorités concernées, décidèrent de se regrouper surtout dans des centres urbains. Néanmoins, dans certains bourgs et villages de l’Espagne intérieure, où l’hostilité envers eux ne fut pas excessive, ils eurent la possibilité de reconstruire, tant bien que mal, un minimum de tissu social et économique2.
Les prolégomènes de la déportation de 1570

2En juin 1569, l’on commença les diligences qui envisageaient le déplacement forcé d’un nombre important de morisques originaires de la Vega et de l’Albaicín. Pedro de Deza, archevêque de Grenade en ces temps de convulsions, fut chargé de coordonner cette expulsion, en s’appuyant sur l’aide d’un groupe de commissaires élus.

Pour nourrir les morisques déportés, l’on prit certaines dispositions comme celle de leur fournir, « à prix modérés », des quantités « raisonnables » de céréales (blé et orge) et de menu bétail (chèvres, brebis et volailles). La rigueur avec laquelle les hommes du Roi appliquèrent cette première déportation massive influa sans doute sur les suivantes. Cette étape initiale achevée, peu de semaines après, on proclama un ban général qui enjoignait tous les morisques de Grenade et des villas3 sous juridiction royale à abandonner leurs terres, « sous peine de mort et de séquestre de tous leurs biens ».

4Le succès obtenu par cette mesure légale, plus l’expérience à petite échelle de l’installation « pacifique » des morisques des Alpujarras un peu plus au nord de leur région d’origine, suscitèrent le renouvellement quelques mois plus tard de cette opération, mais planifiée de façon plus drastique et à plus grande échelle que celle de l’été 1569 : l’expulsion générale de 1570.

5Après plusieurs mois d’organisation et d’intenses préparatifs, un nouvel édit d’expulsion fut publié et proclamé par les rues et villages de Grenade en octobre 1570. Il ne faisait aucun doute que le monarque voulait « réduire et rejeter vers l’intérieur des terres » les morisques. Il n’y avait pas non plus de doute sur le choix des personnes qui seraient chargées de cette opération : les soldats et les fonctionnaires royaux qui s’étaient distingués dans la révolte des Alpujarras. Quoi qu’il en soit, ce qui est certain, c’est que les morisques qui habitaient Grenade, la Vega et la vallée de Lecrín furent enfermés sans trop de problèmes ni d’égards dans les églises et dans l’hôpital royal de la ville pendant la première semaine de novembre. Un groupe de morisques en provenance de Ronda et de Malaga fut mené jusque-là et vint grossir le nombre de ceux qui s’y trouvaient déjà. Grâce à une relation dressée par un écrivain public, nous savons aujourd’hui qu’environ 12 000 morisques marchèrent jusqu’à Cordoue, l’Estrémadure et l’Andalousie occidentale ; alors que 6 000 autres mirent le cap sur Tolède, où ils arrivèrent le 29 décembre. Cette déportation, qui est celle qui nous intéresse ici, dura presque deux mois et se solda par plusieurs dizaines de malades et de morts à cause du froid et de l’épuisement.

Les artisans de la déportation

6L’un des principaux artisans de cette déportation de morisques de Grenade vers Tolède fut don Luis de Córdoba (1540-1592). Bien que nous ne disposions pas d’une biographie détaillée de ce personnage, grâce aux documents que nous avons consultés nous savons qu’il était le fils aîné de don Pedro Fernández de Córdoba, membre distingué de la petite noblesse depuis l’époque des Rois Catholiques, qui, outre le fait qu’il était comte de Cabra, avait exercé la charge de président du Conseil des Ordres militaires sous le règne de Philippe II. De sa mère, Felipa Enríquez, nous ne savons que peu de chose, si ce n’est que sa condition sociale était très similaire à celle de son père. En 1566, alors âgé de 26 ans, don Luis de Córdoba exerça à Grenade les fonctions d’officier général (alférez mayor) – c’est-à-dire qu’il était celui qui portait l’étendard du roi dans les batailles –, ainsi que différents emplois municipaux mineurs. L’obtention de telles prébendes n’était pas inhabituelle, car on les attribuait souvent à de nombreux fils aînés qui, comme don Luis, descendaient de la noblesse d’épée. Mais, le coup de pouce à sa carrière, qui serait couronnée par l’obtention de la très recherchée distinction de chevalier de l’Ordre de Santiago (el hábito de caballero de Santiago), lui vint du fait qu’il participa activement dans la lutte contre le soulèvement morisque de 1569. Il n’est pas absurde de souligner ici que la révolte le surprit dans la meilleure des positions possibles. En tant que porte-étendard du Roi à Grenade, il était chargé d’être à la tête des milices urbaines, d’organiser et d’exécuter d’importantes opérations militaires à l’intérieur et à l’extérieur de la ville4. L’on peut imaginer, par conséquent, l’avantage qu’il pouvait tirer de ce poste dans un avenir pas très lointain.

Luis del Mármol Carvajal, témoin de nombreux événements sur lesquels il écrit5, nous relate par le menu quelques-uns des « brillants hauts faits » militaires réalisés par ce gentilhomme, placé sous les ordres du très polémique marquis de Mondéjar. L’une des opérations militaires des plus remarquables, bien entendu du point de vue chrétien, fut la prise de la forteresse de Jubiles, alors que la population avait déjà donné des signes clairs de sa reddition. Toute la garnison, sans exception, fut passée au fil de l’épée, et don Luis fit main basse sur un butin non négligeable6. Après avoir écrasé la rébellion, don Juan d’Autriche (1545-1578) le nomma capitaine général du turbulent village d’Órgiva et lui fit part de la franche intention de Philippe II « d’expulser tous les morisques de Grenade », en même temps qu’il lui octroyait une nouvelle nomination, celle de commissaire général de la déportation. Le préambule qui fut écrit pour justifier cette nouvelle charge, à part le fait de mettre en exergue les principales qualités (« conscience, bonté et diligence ») de don Luis de Córdoba, est d’un terrible cynisme avec les morisques :

Le Roi, notre Seigneur, ayant donné l’ordre de prendre en compte les souffrances et les calamités subies par les nouveaux-chrétiens de ce royaume de Grenade suite au soulèvement qu’ils ont effectué les mois derniers, et considérant qu’en les ayant réduits par ses armes et par sa clémence à l’obéissance et à la soumission il est propre de la naturelle bonté de Sa Majesté de veiller sur eux en tant que sujets, voulant éviter qu’ils ne meurent de faim, à cause du grand manque de blé qu’il y a dans ledit Royaume et de la disette de l’année due à ladite guerre, il a semblé qu’il n’y avait pas de meilleure solution que celle de faire sortir lesdits nouveaux-chrétiens dudit Royaume et de les mener jusqu’en Castille, ou en d’autres lieux que l’on jugerait comme ayant le plus de commodités et comme étant abondamment pourvus, de façon à ce qu’ils puissent traverser la disette de l’année. Et, comme pour les faire sortir de ce Royaume, il est nécessaire de charger des personnes de conscience, bonté et diligence, pour que non seulement on ne consente pas qu’ils soient importunés ni offensés, mais que l’on prenne un soin tout particulier pour qu’ils soient bien traités et accueillis avec la plus grande piété et douceur7.

Quoi qu’il en soit, ce qui est certain, c’est que, sur ordre de Philippe II du 1er novembre 1570, don Luis devait conduire un groupe d’environ 1 000 morisques de Grenade jusqu’à Tolède, « sans solde et sans aucune aide » (« sin sueldo ni entretenimiento alguno »). Les mois qui suivirent furent d’une grande activité pour ce noble grenadin, car il devait encore en finir avec les derniers soubresauts du soulèvement morisque dans les maquis près de la Sierra Morena. Pour compenser en partie tous ces efforts, le Roi Prudent lui octroya la charge de grand écuyer (caballerizo mayor), ainsi que la commanderie de Villanueva de la Fuente en 1571, qui à cette époque-là appartenait au tout-puissant Ordre de Santiago8. Sans doute pour payer les soldes élevées et inopinées de toutes ces nominations, Philippe II donna une lettre de pouvoir au génois Francisco Doria pour qu’il pût, au nom de don Luis de Cordoba, toucher les rentes d’un titre sur les revenus de l’État (juro), en l’occurrence ici sur les gabelles (alcabalas) de la Ville de Cordoue9. Des dernières années de sa vie, nous ne savons pas grand-chose, si ce n’est qu’il fut corregidor (représentant du Roi) de Tolède jusqu’en 1593, date de sa mort, et qu’il s’appliqua dans sa charge « avec grand zèle et justice ». Un patrimoine assez conséquent, constitué de terres et de titres acquis pour la plupart de façon douteuse, passait à l’aîné de ses fils, lequel, en plus de porter le même prénom que son père, devint échevin (regidor) de Grenade à partir de 1640.
L’itinéraire et ses incidences

9Nous avons déjà évoqué le fait qu’avant la publication de l’édit d’expulsion des morisques (1er novembre 1570) des milliers de familles de cette minorité originaires de Grenade furent entassées à l’intérieur de l’hôpital royal de cette ville. Ce bâtiment, bien qu’il fût choisi pour sa robustesse et ses grandes dimensions, ne pouvait pas abriter tant de personnes. Don Francisco Zapata, regidor de Grenade à cette date-là, se chargea de procurer une escorte pour quelques 5 000 morisques, et don Luis de Córdoba, dont nous venons de parler, fut chargé d’encadrer et de surveiller environ 1 000 morisques. Une bonne partie d’entre eux, comme nous allons le voir, finirent leurs jours dans des villages de Jaén, de la Manche et de Tolède, après un long voyage non exempt de problèmes. Malheureusement, nous ne connaissons pas les dates de passage des morisques déportés dans les villages situés sur le chemin qui va de Grenade à Tolède, si bien que nous ne pouvons connaître exactement le rythme d’avancée de cette longue colonne de personnes et de charrettes ; tout au plus pouvons-nous supposer qu’il dut être très lent. N’oublions pas non plus que la présence de femmes, enfants et vieillards, dont beaucoup avaient déjà été affaiblis par l’entassement qu’ils avaient subi dans l’hôpital royal de Grenade, devait ralentir cette déportation forcée. Le quotidien de la caravane devait être le même. Seules les pluies excessives et la boue devaient empêcher l’avancée des charrettes, dont la plupart étaient tirées par des bœufs. En plus du temps nécessaire à de la recherche d’eau, indispensable pour faire du pain, se laver, et bien entendu boire, il fallait également du temps pour vérifier l’état des chemins, des ponts, et des passages pour traverser les rivières. Ces opérations quotidiennes, mais indispensables, revenaient à un détachement de soldats qui escortaient les morisques depuis leur départ de Grenade.

Ce corps expéditionnaire, formé par cinq ou six personnes, était également chargé de montrer « le permis de passage » de la longue caravane aux autorités locales et de solliciter de l’aide en cas de besoin, notamment celle des médecins afin de porter secours aux malades les plus mal en point. Il ne fut pas nécessaire d’attendre longtemps pour se rendre compte que bon nombre de morisques déportés n’arriveraient jamais à s’installer dans les territoires que la Couronne avait choisis pour eux. La première étape de cet itinéraire où il y eut de nombreux morts fut Colomera10, et le premier décès fut celui d’une femme qui auparavant « était déjà très malade », Isabel, née dans le village de Guajaras, et qui appartenait à don Gabriel de Córdoba, le plus jeune des frères du commissaire don Luis de Córdoba. Y avait-il une consigne pour traiter avec un soin spécial les vassaux de cette maison nobiliaire ? La réponse pourrait bien être affirmative. C’est ce que pourrait en effet révéler le village suivant par où passa la colonne de morisques déportés, Campillo de Arenas, car, là aussi, dans cette localité de la montagne grenadine, l’on laissa une autre femme « très vieille et malade » qui devait être déportée en terres de Tolède, Isabel de España, originaire d’Albendín. Ce village, comme nous le savons par de minutieuses études locales, était aussi dans l’orbite juridictionnelle du lignage des Córdoba.

La réception humanitaire des villages grenadins réservée aux morisques malades et vieux s’arrêta à Pegalajar. Ce petit bourg enclavé en pleine sierra de Mágina avait une population nouvelle-chrétienne très réduite (dans la seconde moitié du xvie siècle, on n’enregistre que trois mariages de morisques dans sa paroisse11), raison pour laquelle elle était rétive au fait « d’accueillir des morisques malades, vieux et impotents ». Un total de 22 personnes, presque toutes des femmes adultes et des enfants constitua l’apport démographique des morisques grenadins à cette villa de Jaén. Leurs lieux de provenance étaient Vélez de Benaudalla (7), Motril (3), Guajaras (3), Zubia (2), Dular (1), Trevélez (1), Granada (1), Veas (1), Pinos de Rey (1), Gavia la Grande (1) et Gavia la Chica (1). Le plus remarquable de cette relation, mis à part le fait que ce groupe était essentiellement féminin, c’est que, pour la première fois, l’on spécifie qu’il y avait cinq petites filles âgées entre quatre et sept ans et un jeune garçon de dix ans.

12La Manchuela, village d’Andalousie orientale, aujourd’hui connu sous le nom de Mancha Real – claire allusion au passage de Philippe II vers la moitié de son règne – offrait sans nul doute de meilleures conditions de vie que d’autres endroits aux morisques qui connaissaient le métier d’agriculteur. Cette célèbre terre d’oliviers, de vignes et de culture des céréales, au beau milieu de la campagne fertile de Jaén, fut la fin du chemin pour deux morisques adultes et sept nouvelles-chrétiennes, dont l’une d’elles avait un bébé. Ce groupe, comme chaque fois partout ailleurs, fut confié aux bons soins des alcades ordinaires de la villa, les dénommés Miguel de Quesada y Juan Delgado. Dans le tableau joint en annexe, nous pouvons constater que Begíjar fut, de toutes les petites localités de l’itinéraire suivi par les déportés, celle qui reçut le plus de morisques avec un total de 32. Ils étaient nés à Motril (13), Guajar (5), Pinos de Rey (2), Albendín (2), Pataura (2), Abtura (1), Vélez de Benaudalla (1), Poqueira (1), Zubia (1), Veas (1), Granada (1), Gavia la Chica (1), Gavia la Grande (1) et Guetor (1).

Les jours qui suivirent, les morisques abandonneraient l’Andalousie rurale pour transiter par deux des plus grandes villes de la région de Jaén : Baeza et Úbeda12.

14Bien que la connaissance que nous avons du nombre de morisques « accueillis » ne soit que du domaine du témoignage, nous ne résistons pas à la tentation de le présenter ici. À Baeza, par exemple, resta « une vieille femme » et « un couple de personnes âgées » ; à Úbeda, resta une autre femme, laquelle était aussi âgée, « malade et de santé très délicate » (muy achacosa).

15Sabiote, siège de la commanderie de l’Ordre de Calatrava, reçut en tout 27 morisques. Avec Pegalajar et Begíjar, cette localité finit par être l’un des villages de la région de Jaén qui reçut le plus de mains-d’œuvre morisque. Au xviiie siècle, nous trouvons encore des familles qui descendaient des déportés de 1570.

16Castellar, bourgade sise dans la Sierra de Segura, et depuis le début du xvie siècle patrimoine de la famille des comtes de Santisteban del Puerto, ne put éviter la fin tragique des morisques qui avaient décidé d’y rester. Malheureusement, l’on dut enterrer à Castellar une petite fille et deux familles morisques qui venaient d’être acceptées par les autorités municipales locales et pour lesquelles on venait d’obtenir quelques semaines avant le permis d’établissement. De même, non loin de ce village, « en pleine campagne », sur le trajet entre Castellar et Chiclana de Segura, mourut une autre petite fille nommée Gracia. Elle venait d’avoir trois ans et elle était la fille de Bernardino de San Miguel, habitant de Motril.

Le dernier village andalou où demeurèrent des morisques déportés en 1570 fut précisément Chiclana de Segura. Dans cette petite localité appartenant à l’Ordre de Santiago 14 personnes décidèrent de rester ; elles étaient toutes adultes et provenaient de Guejar, petit bourg près de la Sierra Nevada. Mais ne nous y trompons pas, Chiclana n’était pas « un bon endroit » pour les Grenadins. C’est ce que dit Andrés Martínez dans sa demande de « licence de transfert » vers le village voisin de Beas de Segura qu’il présente en 1598 au Conseil des Ordres militaires, la principale raison étant « qu’il n’y avait pas de terres (huertas) à cultiver » 13.

Déjà dans le Campo de Montiel14, dans l’une des extrémités les plus méridionales de la contrée de la Manche, la colonne de morisques déportés de Grenade arriva à Villamanrique, « nouvelle agglomération » fondée au début du xvie siècle dans les contreforts de la Sierra Morena pour approvisionner en eau et en grains les charrettes des muletiers andalous et manchègues.

Bien que le document consulté reste très laconique sur les événements apparus en marge de la déportation, d’autres sources suggèrent que le passage des morisques par Villamanrique ne se fit pas sans problème. Le 22 septembre 1570, par exemple, alors que la plus grande partie de la population était réunie en l’église pour la grand’ messe, plusieurs habitants vinrent frapper aux portes du temple « appelant au secours » et criant que des soldats de La Solana, de Membrilla et d’autres localités de la Manche, qui avaient été recrutés pour « faire la guerre morisque » étaient entrés dans le village « volant des maisons et violant des femmes ». Les gens, très alarmés, n’y réfléchirent pas à deux fois et coururent vers la maison d’un morisque très connu nommé Lorenzo Ximénez qui vivait avec cinq femmes. Ce que redoutaient les habitants était effectivement survenu : la maison avait été prise d’assaut par la soldatesque, sans doute comme acte de vengeance. Surpris dans leurs exactions, les soldats purent à peine se défendre « de la pluie de pierres et des coups de piques, de fourches et de couteaux de l’attaque violente et soudaine » qui s’abattit sur eux à l’unisson. Quelques mois plus tard, ces militaires exaltés n’échappèrent pas non plus à la sanction du gouverneur du Campo de Montiel, qui était alors la plus haute autorité royale à cette époque-là. Le gouverneur les condamna à « deux ans de bannissement » et à être « volontaires » pour toutes les missions que la plus haute autorité dans la guerre de Grenade, en l’occurrence don Juan d’Autriche15, jugerait comme « opportunes »16. L’exemple que nous venons de donner, sans nier le fait qu’il y eut en règle général dans l’ensemble des territoires péninsulaires du mépris, voire du rejet, pour les coutumes de ces Espagnols qui vivaient dans la religion musulmane, est un témoignage, parmi tant d’autres qui dorment encore dans les archives locales, de la convivance qui pouvait exister entre morisques et chrétiens. Plus encore, fin 1575, quand les autorités de Villamanrique répondent à l’enquête royale, à but clairement fiscal, connue sous l’appellation de « Relations Topographiques » (Relaciones Topográficas), l’on nous dit que ce village avait 350 maisons et environ 400 feux, parmi lesquels 30 familles morisques17, des exilés grenadins s’entend.

Alcubillas, village du Campo de Montiel, situé sur le chemin qui mène au prieuré de Saint-Jean, avait à peine 130 maisons habitées quand passa la colonne de déportés. Les autorités locales accueillirent dix volontaires morisques déportés. La moitié était originaire d’Albendín, qui, comme nous avons pu le voir, appartenait à la seigneurie de la famille de Córdoba ; les cinq autres étaient de Guajaras, Zubia et Dular. Bien que nous n’ayons pas de données précises nous disant comment se passa la réinsertion de ces morisques dans l’ensemble de la population, tout indique qu’ils ne purent pas faire grand chose pour tirer le village de son économie de subsistance18.

21Les arrêts suivants de la colonne de déportés furent les villages qui composaient le prieuré de Saint-Jean (Argamasilla de Alba, Villafranca et Consuegra). La proximité du dernier lieu de destination (Tolède) et l’éloignement du lieu d’origine (Grenade) faisaient de ces plaines des lieux peu attractifs pour les Grenadins. Les quelques morisques qui décidèrent de rester dans les localités dudit prieuré (un à Argamasilla, un à Villafranca et deux à Consuegra) tombèrent très vite malades et moururent. C’est ce qu’il advint également à Orgaz, village de Tolède, où restèrent un morisque d’une quarantaine d’année « de santé fragile » et un jeune de quinze ans, qui fut enterré « près de l’église » du village « par la confrérie de la charité ».

La ville de Tolède, destination finale de la colonne de déportés de Grenade, avait, au début du xvie siècle, une nombreuse population de « maures anciens » (« moros viejos »)19, dont certains étaient sûrement en bonne partie assimilés, si bien qu’il est difficile d’évaluer la portée socioéconomique que représenta pour cette ville l’injection de plusieurs centaines de Grenadins en 1570. Cependant, ce que nous pouvons dire c’est que l’arrivée des Grenadins draina encore de nombreux morisques : entre le 12 et le 15 juin 1571, par exemple, nous savons que s’inscrivirent sur les listes des morisques de la ville environ cent personnes originaires de Baza, Caniles, Cúllar, Dólar et Tíjola20. En fin de compte, pendant tout le temps que dura les déportations de morisques, Tolède se convertit en un lieu séduisant pour cette minorité d’Espagnols qui revendiquaient leurs origines musulmanes.

23Cette ville leur offrait une structure socioéconomique active, ouverte et dynamique dans laquelle ils pouvaient s’insérer, ainsi que certaines possibilités pour passer « inaperçus » grâce au fait qu’elle était toujours pleine d’étrangers. Un tracé urbain très similaire à leurs localités d’origine et le doux bruit des eaux du Tage sont aussi des éléments qui peuvent expliquer leur attrait pour cette ville.

Annexe
Une colonne de morisques déportés de Grenade à Tolède en 1570 : itinéraire suivi et lieux où restent certains.





Notes
1 Bernard Vincent, « Los moriscos granadinos y la monarquía (1570-1609) », dans José Ignacio Fortea y Juan Eloy Gelabert (éd.), Ciudades en conflicto (siglos XVI-XVIII), Valladolid, 2008, p. 164-179. Et l’ouvrage récent de Francisco Javier Moreno Díaz Del Campo, Los moriscos de La Mancha. Sociedad, economía y modos de vida de una minoría en la Castilla Moderna, Madrid, 2009.

2 Bernard Vincent, « Los moriscos granadinos… », art. cit., p. 170.

3 [N.D.T.-E.] La villa est le bourg, le village, voire la petite ville (qui peut aller d’une centaine à quelques milliers d’habitants) ayant obtenu du Roi le droit de juger en première instance. Cette juridiction ordinaire était assurée par les alcades qui, à la tête de la municipalité, étaient renouvelés tous les ans par tirage au sort parmi les échevins (regidores).

4 Archivo Histórico Nacional de España (AHN), Servicio Nobleza (SN), Luque, boîte 100, doc. 15.

5 Luis del Mármol Carvajal, Historia de la rebelión y castigo de los moriscos del Reino de Granada (1600), Madrid, 1946, p. 126-365.

6 Rafael Benítez Sánchez-Blanco, « “Dios no quería que la nación morisca quedase en aquel Reino”. Críticas a la actuación del marqués de Mondéjar durante la Guerra de Granada », Homenaje a don Antonio Domínguez Ortiz, Grenade, 2008, II, p. 105-126.

7 « Haviendo el Rey nuestro señor mandado considerar los travajos y calamidades que an padesçido y padesçen los christianos nuevos deste Reyno de Granada despues del levantamiento que hizieron los meses passados, y considerando que haviendoles reduzido con sus armas y clemençia a obediençia y subjection ; es propio de la natural bondad de Su Magestad mirar por ellos, como por vasallos. Queriendo prevenir a que no perezcan de hambre por la gran falta de pan que ay en el dicho Reyno, assi por la esterilidad del año como por causa de la dicha guerra. Ha parescido ningun expediente hacer mas a proposito que el sacar los dichos chriptianos nuevos del dicho Reyno y llevarlos a Castilla a las partes donde se juzgare que con mas comodidad y abundançia puedan passar la exterilidad del año. Y siendo necessario encargar el sacarlos del dicho Reyno a personas de consciencia, bondad y diligencia porque no solamente no consientan que se les haga ninguna molestia ni agravio. Pero que tengan muy particular cuydado de que sean bien tratados y recogidos con toda piedad y blandura. », AHN, SN, Luque, boîte 306, document non numéroté.

8 AHN, SN, Luque, boîte 116, doc. 77.

9 AHN, SN, Luque, boîte 612, doc. 2.

[N.D.T.-E.] Le juro était un titre de rente sur les revenus de l’État. Il s’agissait d’un contrat mixte entre le roi et un particulier, en vertu duquel ce dernier remettait une certaine somme d’argent. Le roi, en échange, accordait au détenteur du juro une pension annuelle, dont les intérêts étaient garantis par un revenu de la Couronne ; ici, il s’agissait des alcabalas de la Ville de Cordoue. Les alcabalas (de l’arabe qabâla, c’est-à-dire contribution) étaient des impôts royaux qui portaient sur toutes les transactions (à l’exception du pain cuit, des grains, des chevaux et des mules, de la monnaie, des armes et des livres). Le taux était d’environ 10 % du montant de la transaction et cet impôt était payé par moitié par l’acheteur et le vendeur. Les alcabalas sont longtemps restées le revenu le plus important de la Couronne. Voir plus précisément pour ces termes, ainsi que pour ceux qui suivent, Annie Molinié-Bertrand, Vocabulaire historique de l’Espagne classique, Paris, Nathan Université, 1993.

10 Rafael Peinado Santaella et María José Osorio Pérez, « Del repartimiento al despojo : Colomera, un episodio de la repoblación del Reino de Granada », dans Moreno Olmedo, Grenade, 2006, p. 683-726.

11 Les premiers nouveaux-chrétiens qui se marièrent à Pegalajar furent Álvaro Fernández et Catalina Fernández, suivis de Gaspar Pastor et María de Rivera, ainsi que d’Andrés Martínez et Isabel de Molina. Voir les Archives Paroissiales de Pegalajar (APP), Mariages, Livres I et II, f. 17v (I), 4v (II) et 14v (II).

12 En 1592, quand l’on fait le recensement des morisques du royaume de Jaén, on comptabilise 7 268 morisques ; ils vivaient surtout à Andújar, Baeza et Úbeda. Voir Alfredo Cazaban Laguna, « La expulsión de los moriscos en las tierras de Jaén. Un expediente de gran interés », dans Don Lope De Sosa, s. l., 1922 (réédition en fac-similé, Jaén, 1982), p. 283-284.

13 Archivo Histórico de Toledo (AHT), Registro del Sello de Santiago (RSS), leg. 61 519.

14 [N.D.T.-E.] Le « Campo » (ici de Montiel) est la dénomination que l’on donne dans la Manche au territoire appartenant à une commune.

15 [N.D.T.-E.] Demi-frère de Philippe II, don Juan d’Autriche fut à la tête des armées qui écrasèrent la révolte des morisques grenadins des Alpujarras (1568-1570). C’est également lui qui commandera les flottes de la coalition chrétienne qui remportera l’année suivante la célèbre bataille de Lépante contre l’armada turque.

16 AHT, Pleitos, leg. 1 622.

17 Carmelo Viñas et Ramón Paz (éd.), Relaciones de los pueblos de España ordenadas por Felipe II. Ciudad Real, Madrid, 1971, p. 573.

18 Dans lesdites Relations Topographiques effectuées sur ordre de Philippe II, on apprend qu’à Alcubillas « il y a à peine une douzaine de propriétaires qui gagnent suffisamment pour avoir de quoi manger ».

19 C’est ainsi que l’on nommait les descendants des anciens mudéjares castillans.

20 Archives générales de Simancas (AGS), Contaduría Mayor de Rentas (CMR), 3e série, leg. 3 543, doc. 21, s. n.


Pour citer cet article
Référence électronique
Miguel Fernando Gómez Vozmediano et José Antonio Martínez Torres , « Microhistoire d’une déportation de morisques », Cahiers de la Méditerranée [En ligne] , 79 | 2009 , mis en ligne le 16 juin 2010, Consulté le 11 avril 2011. URL : http://cdlm.revues.org/index4909.html

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